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Je surveillais Romy qui se hissait sur un trapèze en me disant que ce Grec sympathique aurait beaucoup plu à Mary Shelley. Derrière son espièglerie affleurait le savant aventureux. Je commençais à avoir mal au ventre mais peut-être était-ce seulement la digestion difficile de la fondue.

— Leurs six doigts fonctionnaient bien ?

— Ils pouvaient s’en servir parfaitement. C’était un petit doigt supplémentaire, articulé. Imaginez pour jouer de la harpe !

— 20 % de technique en mieux, en effet ! Et pour se curer l’oreille aussi…

— J’ai sincèrement pensé à l’époque que ce serait génial si je pouvais introduire cette variation génomique dans toute l’humanité. Donc je leur ai prélevé du sang en pensant améliorer l’espèce humaine. Et j’ai fini par détecter la mutation dans un gène. Ces personnes avaient comme vous et moi deux copies de génome : chromosome de la mère, chromosome du père, et une mutation qui fabriquait vingt-quatre doigts au lieu de vingt. Mais si un membre de cette famille avait cette mutation deux fois — ce qui leur arrivait souvent —, il mourait à huit semaines de gestation. C’était une mutation intéressante à une copie mais délétère en deux copies.

— Zut. Adieu les concerts de harpe.

— Si je vous raconte ce souvenir, c’est pour vous dire que si on touche à notre génome évolutionnaire, on ignore le prix qu’on va payer en tant qu’espèce. Chaque fois qu’on introduit quelque chose dans notre génome, il faut voir quel dommage on cause à notre évolution. Si l’on veut améliorer notre espèce, cela doit être une décision de l’ensemble de notre société.

— Pourtant il est vrai que l’homme n’est pas parfait…

— Exact : la mouche drosophile a des yeux beaucoup plus puissants que nous, les chauves-souris entendent beaucoup mieux que nous. On n’a pas de cage thoracique qui protège notre foie et notre rate, ce qui fait qu’en cas d’accident, on peut mourir d’une hémorragie de ces organes. On ne marche que sur deux pieds, alors que nos ancêtres ne le faisaient pas, d’où des douleurs lombaires. La tuyauterie de l’humain est trop compliquée, la ménopause pourrait intervenir plus tard.

— Et malgré tous ces défauts, il faudrait ne toucher à rien ?

Le docteur Antonarakis s’est levé pour regarder les arbres par la fenêtre. Dans le jardin, la brune en blouse blanche faisait tourner Romy sur un tourniquet analogue aux centrifugeuses aperçues dans le labo, qui permettent de séparer le liquide et le solide. On entendait son rire, à la fois solide et liquide, qui s’envolait dans les airs pour s’écraser contre les baies vitrées, comme un rouge-gorge imprudent.

— Cela fait une demi-heure que nous parlons. Pendant cette demi-heure, des milliers et des milliers de nos cellules ont été renouvelées. Dans mon sang, un million. Dans mon intestin, un demi-million. Pour renouveler les cellules, il faut copier le génome. Six milliards de lettres ont donc été copiées environ deux millions de fois dans les dernières trente minutes. Pour effectuer ce renouvellement des cellules, on a besoin d’un système de copiage extraordinaire et très précis. En fait, ce système n’est pas toujours exact. Il fait des erreurs. Chaque fois qu’on renouvelle des cellules, il y a une erreur sur 10 puissance 8. Une erreur de copiage sur 100 millions, cela fait quarante ou cinquante erreurs sur trois milliards de lettres. Ce sont ces erreurs qui nous donnent la possibilité d’être différents les uns des autres. On en a besoin parce qu’il faut continuer à vivre si l’environnement change. En cas de virus ou de réchauffement climatique, il faut de la diversité pour évoluer. Certaines de ces mutations donnent des maladies, mais c’est le prix à payer pour notre adaptabilité. Un exemple flagrant de l’évolution de notre espèce est le diabète. Il est de plus en plus fréquent parce que la nourriture et le sucre sont abondants. Il y a cent ans, il n’y avait pas de diabète. Les mauvais gènes qui donnent aujourd’hui le diabète étaient des gènes protecteurs il y a trois cents ans, quand nous n’avions pas autant de nourriture.

Je me suis gratté la tête. Voyant qu’il me décevait, le professeur Antonarakis a cherché à me consoler.

— Vous savez, pour rallonger notre espérance de vie, les gens qui rendent l’eau plus propre font plus que toute la médecine et tous les généticiens.

— Professeur, comment on va faire pour repousser la mort ?

— Notre souci sera le cerveau : on peut régénérer le foie, les intestins, le sang, même le cœur. Mais les cellules du cerveau ne se régénèrent pas. On peut injecter des cellules dans les glandes endocriniennes. Mais je ne pense pas qu’on pourra créer un cerveau artificiel. Il faut se faire une raison. Je rencontre beaucoup de patients qui ont quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, et ils me disent tous la même chose : c’est OK de terminer la vie. Il y a un moment où l’on se lasse. Vous verrez ! Il existe une espèce qui s’appelle l’éphémère, qui vit un jour. Tout le cycle : naissance, âge adulte, vieillesse et mort, en une journée. Et peut-être cette espèce est-elle heureuse.

Je me suis passé la main dans les cheveux ; c’est un tic chez moi quand je ne sais plus quoi dire. Je n’admirais pas spécialement le bouddhisme des insectes éphéméroptères. Le soleil descendait rapidement derrière les arbres, je ne voulais pas abandonner Romy plus longtemps. J’ai remercié le gentil généticien qui ne m’avait pas sauvé la vie et me suis dépêché de prendre l’ascenseur. Romy était dans le hall avec la jolie étudiante en médecine. Une pensée tordue m’est venue : si Romy s’entendait bien avec cette jeune femme… peut-être… aurions-nous pu… envisager… éventuellement…

— Papa, je te présente Léonore qui voudrait un selfie avec toi. Elle est fan de tes émissions !

— Mademoiselle, je vous dois bien cela. Je ne sais pas comment vous remercier.

La jolie Léonore avait déjà le portable à la main.

Elle avait un petit menton

À la Charlotte Le Bon.

Clic-clac. La fraction de seconde où je posais près d’elle pour la photo, j’ai tout inspiré. La brune au front bombé venait de se brosser les dents, sa peau avait été savonnée avec un gel douche à la cerise, ses cheveux sentaient la fleur d’oranger, son sourire était sain, c’était le genre de personne qui ne connaissait pas l’existence du second degré. Sa façon de me regarder droit dans les yeux, la bouche entrouverte, signifiait : je sais ce que je veux dans la vie, et tu pourrais peut-être faire partie de mon programme. J’ai soutenu son regard, par défi, jusqu’à ce qu’elle détourne le sien vers les Alpes. Entre ses cheveux et son cou, il y avait suffisamment d’espace pour dévoiler derrière l’oreille, trois centimètres carrés de peau veloutée et nue, où poser ses lèvres serait probablement la meilleure chose à faire cette année. En bref, j’ai eu instantanément envie d’un enfant avec la belle interne. Créer une vie est tellement plus facile pour un homme que de repousser la mort. Je jure que c’est la vérité : je n’avais pas seulement envie de lui faire l’amour mais de voir son ventre grossir avec mon sperme fécondé dedans. Je me sentais un alien en phase de reproduction ; j’avais envie d’enfoncer un tentacule dans cette personne. Je venais de tomber dans un traquenard ourdi par ma fillette avec la complicité du professeur grec. À force de parler ADN, c’était mon sexe qui se prenait pour Victor Frankenstein.