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Le futur sera plus sale, plus chaud, plus encombré que le présent. Pourquoi vouloir s’y incruster ?

L’air que vous respirez, le soleil qui vous brûle, la nuit qui vous repose : c’est moi aussi. Et dans vos souvenirs, je passerai peut-être, parfois, vous rendre visite.

Je ne suis plus rien mais j’ai été tout. Je suis le présent même. Ego sum qui sum. (Exode, 3, 14.)

Les molécules se transforment. Le squelette devient fleur. Mes cellules sont déjà recyclées en compost. Mon âme est numérisée.

La mort du corps n’est pas un événement mais une transition. Ne l’attends pas, ne la cherche pas : la mort t’entoure, depuis toujours. Mourir est un rendez-vous planifié. Enfin te voilà débarrassé de toi-même. Orgasme ultime au-delà de toute description en mots. La mort nécessite un autre langage.

J’ai contemplé les nuages qui accéléraient avec ma webcam. Le ciel était en bas, la terre en haut. Je ne souffrais pas, je me sentais allégé, rajeuni. Souvenir du goût de « young plasma » dans le nez et la gorge. Goût de la maladie et de la fin.

La mort est lourde. Toutes les autres questions paraissent frivoles en comparaison. Depuis le début de ce livre, j’ai parlé d’un sujet que je ne connaissais pas. Mes parents vivaient toujours (je tiens à préciser qu’au moment où j’ai écrit cette phrase, j’ai touché du bois). J’ignorais ce déchirement dans ma chair, c’est pourquoi je craignais tant ce passage. La mort aurait dû me rendre modeste, elle m’a rendu orgueilleux. Je voulais la vaincre par égocentrisme. Si ma mésaventure doit être utile à quiconque, il faudra en retenir ceci : Pessoa s’est trompé quand il a dit « la vie ne me suffit pas ». Oh que si, la vie suffit. La vie suffit amplement, croyez-en un mort.

Peut-être ai-je accéléré ce que je souhaitais. Je n’ai pas eu le temps de fonder le Mouvement de Résistance à l’Immortalité (MRI), mais j’ai trouvé celui de m’euthanasier. La première euthanasie involontaire. Voilà : je me suis suicidé sans le faire exprès.

La mort est triste, mais la non-mort est pire.

Devant l’aggravation de ma maladie, la clinique convoqua un prêtre catholique à mon chevet. Un séminariste : l’abbé Thomas Julien. Il transpirait dans une soutane noire en écoutant mes lamentations. C’est sûrement la personne que j’aurais dû rencontrer en premier lieu, à mon retour de Jérusalem. Je lui ai chanté sur l’air des supporters de l’OM :

— Et il est où ? Et il est où ? Et il est où ton fucking Dieu ?

— Tu ne comprends pas que Léonore, Romy et Lou sont ta Sainte Trinité ? Que c’est Dieu qui te les a envoyées, ces trois femmes, pour que tu ne quittes pas l’humanité ? Tu dois dire cela dans tes émissions posthumes.

— Mais Dieu est mort !

— Oui : sur la croix. Mais son cadavre bouge encore. C’est la raison de ta présence sur terre. Moi j’ai renoncé à une paternité charnelle pour une paternité spirituelle. Quand tu accepteras le cadeau de la vie, tu n’auras plus peur de partir.

— Je sais, mon Père. Mais ce n’est pas une raison pour parler comme dans un film Marvel.

— C’est pas Marvel, c’est la Bible. Tu te souviens de la rencontre avec l’homme riche dans le Nouveau Testament ? Un homme riche demande au Christ comment avoir la vie éternelle. Et Jésus lui répond : « Vends tout et suis-moi. »

— Je ne vois pas le rapport.

— Mais si : les riches transhumanistes veulent concurrencer le Christ. Ce sont deux religions qui s’affrontent en ce moment : celle du fric et celle de l’homme.

— Le mont des Oliviers contre la vallée du Silicium…

— Exactement : la réponse au transhumanisme (l’homme fait Dieu) c’est le Christ (le Dieu fait homme). Tu dois transmettre ton histoire !

— L’histoire d’un type qui veut devenir immortel, et qui meurt…

— Si tu la publies, la fin changera peut-être ? Tu es bien placé pour savoir que la littérature peut vaincre le temps.

L’abbé m’investissait d’une mission. C’est sans doute cela que je cherchais : non pas l’éternité mais un truc à faire qui soit plus utile qu’un talk-show. C’est à cet instant précis que j’ai décidé de publier le récit que vous tenez entre les mains sous le titre (mensonger) d’Une vie sans fin.

— Mon Père, j’ai tout de même une question à vous poser. Si Dieu existe, pourquoi m’a-t-Il fait athée ?

— Pour que ton amour soit libre.

— Il voulait vérifier ma sincérité ? Dieu est si peu sûr de Lui qu’Il a besoin que ma foi soit spontanée ?

— Tu voulais quoi ? Un Dieu dictateur ?

— Oui, je crois que j’aurais préféré qu’Il s’impose à moi. Politiquement je suis un démocrate mais religieusement je suis facho ; ça me simplifierait la vie qu’Il m’adresse un signe tangible.

— Et moi alors je suis quoi ? Du mou de veau ?

L’abbé Julien s’est signé avant de s’éclipser à reculons dans sa soutane noire à la Matrix. J’ai appuyé encore et encore sur la pompe à morphine. Mon âme était flasque mais enfin, apparemment j’en avais une.

Je veux bien mourir sur « Us and Them » des Pink Floyd, en scrutant la mer à la recherche du rayon vert quand le soleil s’enfonce dans les flots comme un frisbee rouge dans de la confiture de cerise.

J’accepte de mourir si on me fait des « hugs ». Alors je ne sentirai rien, à part les fraises écrasées sous mes pieds. Je parlerai tout haut jusqu’au bout. Mes dernières paroles seront « Eh bien soit », ou « prem’s ! ».

J’ai pensé à Léonore, à Romy, à Lou, les trois femmes de ma vie, celle qui m’a brisé le cœur, celle qui m’a rejoint sur hard drive, mon bébé qui me manque cruellement… et le prochain à naître.

J’ai pensé à mon père, ma mère et à mon frère. En mourant, à qui d’autre voulez-vous penser qu’à ceux qui vous ont fait ?

J’ai pensé à mes amis, mes cousins, mes nièces, à mes nombreuses familles, composées, recomposées, décomposées, imposées ou exposées, implosées et explosées.

J’ai pensé aux filles que j’avais aimées, aux femmes que j’ai épousées, à celles que je n’ai pas eues. À celles qui m’ont embrassé, même une seconde. Je ne regrettais pas un seul baiser.

J’avais donc vécu pour une fille à blouson en jean et Converse et sa petite sœur aux sandales dorées et dents du bonheur qui s’émerveille devant un escargot. C’était donc elles le pourquoi de ma vie, ces morceaux de chair tendre, ces joues douces contre ma barbe piquante, un rire de fillette contente de barboter dans les vagues ? Le sens de mon existence, c’était un bébé qui sentait la crème hydratante et sa grande sœur qui se maquillait les orteils en bleu ciel ? Deux pieds bombés en forme de Chamonix à l’orange et un long cou blanc de cygne ? J’aurais dû m’accrocher à leurs oreilles à consistance de calamar rose. J’ai créé plus de beauté avec mon sperme qu’avec le travail de toute une vie.

J’avais gagné au Loto et je ne le savais pas.

Bizarrement, en mourant, on ne pense qu’aux autres.

Me voici revenu avant ma naissance, évadé du présent. Aucune phrase ne saurait exprimer l’infini. Il faudrait changer de langue pour écrire le livre définitif. Si nous devions retranscrire notre code ADN de 3 milliards de lettres, à raison de 3 000 signes par page, il faudrait mille tomes de mille pages.

ATGCCGCGCGCTCCCCGCTGCCGAGCCGTGCGC

TCCCTGCTGCGCAGCCACTACCGCGAGGTGCTG

CCGCTGGCCACGTTCGTGCGGCGCCTGGGGCCC

CAGGGCTGGCGGCTGGTGCAGCGCGGGGACCC