Sans un regard pour son père, il dit « Salut » en tirebouchonnant le foulard bleu qui lui servait de fétiche, absorbé par l’écran de télévision.
Le sourire crispé du Maori disparut sitôt passé la porte de la chambre. Sa vessie lui tiraillait le ventre, et, malgré son âge prépubère, Mark refusait toujours de lâcher ce foulard, élimé à force d’être tripoté… Celui que portait sa mère. L’odeur s’était dissipée depuis longtemps mais il ne le quittait pas. Jon comprenait, même si ça lui faisait mal au cœur…
L’éducatrice qui suivait son fils depuis bientôt dix ans attendait dans le couloir. Josie était une petite bonne femme au nez de nasique, mais sa laideur n’avait d’égale que sa prévenance. Jon ne savait pas comment elle faisait pour toujours paraître aussi enjouée, peut-être était-ce une carapace, ou sa raison de vivre, un don de soi — vivre pour les autres, tout ce que lui et sa femme n’avaient jamais su faire, ou accepter. L’essentiel était qu’aujourd’hui Mark l’adorait : Josie était pour lui comme une seconde maman. Maigre contrepoids à un père absent…
— Quelque chose qui ne va pas, monsieur Timu ? demanda l’éducatrice. Vous avez l’air fatigué.
— Non, non, ça va, dit-il en forçant sur les zygomatiques. Et Mark ?
Comme à son habitude, Josie lui dressa un tableau presque idyllique de la situation : Mark était très sociable, toujours le premier à s’amuser et à discuter avec les autres. Bien sûr il était un peu gourmand, il fallait le surveiller, avec l’âge le petit bougre avait tendance à prendre du poids, enfin, avec de l’exercice il n’y paraîtrait plus ; à ce sujet, une sortie au bord de la mer était organisée d’ici quelques jours, il pourrait peut-être se joindre à eux ? S’il avait le temps bien sûr, on a toujours besoin d’encadrement pour les sorties, et puis Mark serait sûrement ravi d’avoir son père près de lui, n’est-ce pas ? Quant à son rapport aux pensionnaires féminines de l’institut, pas de problème, on les surveillait de près ! Josie riait de bon cœur : c’est qu’à les écouter ils feraient des enfants dans les coins !
— Enfin, conclut-elle dans un sourire à se décrocher les lèvres, ce qui est bien avec les trisomiques, c’est qu’ils sont vraiment heureux de vivre ! Pas vrai ?
— Sûr.
Timu passa les grilles de l’institut, le cœur comme du papier froissé. Il se sentait malade. Pire : bon à jeter.
5
— Je voulais te dire… pour hier…
— Quoi ?
— Eh bien…
— Eh bien quoi ?
— Comme c’était la première fois depuis…
— Depuis quoi ?
— Eh bien, notre arrivée…
— Quoi ? Tu te demandes si c’est la dernière fois, c’est ça ?
Ses yeux luisaient de haine.
— Je t’en prie, ne sois pas méchante…
— Parce que bien sûr, c’est encore moi qui suis méchante !
— Tu me fais dire ce que je n’ai pas dit… Tu sais bien qu’on ne peut pas se comprendre comme ça…
— Parce que tu crois peut-être qu’on se comprend ?
— Je ne sais pas. Je crois que tu te fais du mal.
— Pauvre fille, hein !
— Tu me fais mal aussi.
Rosemary eut un sourire féroce :
— Oh ! mon pauvre Tom…
Il ne bougeait plus, comme tétanisé. Sa femme lui jetait un de ses regards à la fois ironiques et méprisants dont elle avait le secret, un regard tragique qu’il ne supportait pas, une espèce de sauce autodestructrice où la haine le disputait à l’impuissance, un regard douloureux pour tout le monde qu’elle pouvait servir à volonté. Une défense désespérée pour elle, une vision d’horreur pour lui…
Le téléphone sonna le gong. Tom décrocha son portable qui traînait sur le guéridon du salon, encore tout retourné par la scène qu’il venait de vivre.
— Je te dérange ?
Il y avait des bruits de voix dans le combiné.
— Non non ; c’est Rosie qui regarde son émission… Rosemary, précisa-t-il sans raison.
Osborne tombait à pic : la déception était à la hauteur de l’espoir entrevu l’avant-veille, après le barbecue, quand ils avaient fait l’amour…
— Tu as des informations sur Ann Brook ? demanda-t-il.
Culhane mit un certain temps avant de reprendre ses esprits.
— Ann Brook ? Eh bien… Oui… Oui. Pourquoi ?
— Ann Brook était présente à la soirée de l’Observatoire. Melrose aussi. Alors ?
— C’est le capitaine Timu qui chapeaute l’affaire, enfin, j’ai glané quelques trucs. Attends, je vais chercher mon carnet… (Tom revint presque aussitôt.) Ann Brook était mannequin, dit-il. Elle avait paraît-il le vent en poupe chez Kiwi Advertising, l’agence publicitaire. Brook travaillait essentiellement pour eux, une sorte d’égérie avec contrat d’exclusivité d’après ce que j’ai compris. Célibataire. A priori pas d’amants attitrés mais ça reste à confirmer.
À l’autre bout du fil, Osborne paraissait tendu.
— On connaît son emploi du temps la nuit du meurtre ?
— Pour le moment on sait juste qu’elle était de sortie, répondit Culhane. Après avoir traîné dans des bars du centre, Brook serait passée vers deux heures du matin chez Julian Lung, propriétaire d’une maison où l’on donnait une party, du côté de Ponsonby. Lung va nous fournir une liste de gens présents lors de la soirée, peut-être que ça nous aidera…
Osborne souffla dans le combiné — pour le moment personne ne l’avait identifié.
— Un lien de parenté avec Michael Lung ?
Le conseiller en communication du maire d’Auckland.
— Julian est son fils, répondit Culhane, et aussi un bon ami d’Ann Brook. D’après lui, Ann serait restée quelque temps à la fête mais il ne l’a pas vue repartir.
— Et il fait quoi dans la vie, ce Julian ?
— Pas grand-chose, on dirait. Kiwi Advertising, la boîte de pub pour laquelle travaillait Ann Brook, appartient à son père Michael. Grosse fortune, comme tu peux t’en douter. D’après Lung junior, sa copine Ann était seule en arrivant à la soirée. Il dit aussi qu’il y avait beaucoup de monde, qu’il était tard, raison pour laquelle lui non plus ne l’a pas vue quitter la maison. On cherche toujours sa voiture, un coupé Mercedes…
— L’entrepôt de New Lynn où on a retrouvé son corps appartient à Century, une des filiales de l’empire Melrose, ajouta Osborne.
— Comme la moitié des terrains à bâtir de la ville…
— Des précisions sur les circonstances de la mort ?
— D’après les premiers constats, soupira Culhane, on lui a défoncé le crâne à coups de barre de fer. On sait aussi qu’Ann Brook n’a pas été tuée près de l’entrepôt de New Lynn : il y avait peu de traces de sang près du cadavre. On pense qu’elle a été tuée ailleurs, avant d’être jetée en bordure de l’usine désaffectée…
Voilà qui corroborait sa thèse.
— Et la fouille du domicile ? enchaîna Osborne.
— C’est Gallaher qui s’en occupe. Une autopsie est en cours. Je ne sais pas si tu as regardé le journal du soir, renchérit Culhane, mais les médias sont montés au créneau : télés, radios, journaux, tout le monde en parle. La mort d’un mannequin, tu imagines, pour eux c’est du pain bénit ! s’esclaffa-t-il. Timu donne une conférence de presse demain matin : ça va peut-être les calmer un moment. En attendant, toutes les équipes sont sur le pont…
Osborne se taisait à l’autre bout du fil.