Tom accourait dans le couloir de l’hôpital mais il suffit de voir les yeux désolés de Rosemary sortant du cabinet pour comprendre que les examens étaient mauvais — la fécondation in vitro serait donc leur dernière chance.
Sa femme lui jeta un regard assassin, salua le médecin et fila dans le dédale de l’hôpital. Tom bafouilla deux mots au grand spécialiste qui, appelé sur son portable, lui tourna aussitôt le dos pour prendre la ligne — Mme Smith faiblissait du col…
— Attends-moi ! s’écria Tom. Rosie !
Mais ses petits pas à elle ne faiblissaient pas. La situation était terriblement embarrassante, il n’osait pas crier avec tous ces gens qui les observaient.
Il la rattrapa dans le hall d’accueil.
— Rosie…
— Tu étais où ? lâcha-t-elle sans le regarder.
— Une réunion avec le capitaine qui s’est éternisée, s’empressa-t-il de préciser. Désolé, je n’ai pas pu faire autrement.
— Tu ne peux jamais faire autrement.
— Écoute, Rosie…
Ils passaient les portes battantes.
— Je t’en prie, ne te justifie pas. Tu n’as qu’à retourner à ton travail : je n’ai pas besoin de toi pour rentrer.
Rosemary s’était arrêtée au sommet de l’escalier. Elle rajusta son foulard, méprisante et blessée. Des taches rouges étaient apparues sur son cou.
— On peut déjeuner ensemble, dit-il. Il y a un petit restaurant pas loin…
Dans le parc qui bordait l’hôpital, une mère portait son nourrisson comme s’il était cassé. Rosemary détourna la tête. Le cellulaire émit alors son air de samba métallique. Tom hésita une seconde (sa femme était à deux doigts de pleurer), pesta dans sa barbe et décrocha.
— Tom ?
Ce n’était pas Timu mais Osborne. D’instinct, il se tourna vers Rosie — elle était en train de partir — et plaqua l’écouteur contre sa veste.
— Rosie ! Attends !
Mais sa femme lui échappait : sa petite silhouette ronde dévalait les marches de l’hôpital, sourde à ses appels. Il pesta : si elle savait tout ce qu’il faisait pour elle…
— Oui ? dit-il, encore confus. Excuse-moi, qu’est-ce que tu disais ?
À l’autre bout du fil, la voix d’Osborne avait comme de la corne :
— Des nouvelles de l’autopsie d’Ann Brook ?
Le policier reprit vite ses esprits.
— Tous les services ont reçu une copie du rapport du coroner. De la dynamite, ajouta-t-il. Ann Brook a été violée avant d’être assassinée : on a retrouvé du sperme dans son vagin. Pour être plus précis, trois spermes différents.
— Trois ?
— Oui, confirma Culhane. C’est pour ça que son corps a été déplacé : la fille a été violée quelque part avant d’être tuée et jetée près de l’usine. On ne sait pas encore qui a fait le coup mais les types qui ont commis ces atrocités ne sont pas des petits malins. Avec un peu de chance, leur empreinte génétique figure sur nos fichiers. Reste à les comparer avec celle des suspects…
Osborne était bien placé pour savoir qu’on retrouverait son ADN dans le corps d’Ann, mais le sperme de trois types…
— On a également retrouvé des cheveux sur ses vêtements, poursuivit Culhane. Eux aussi sont partis au labo. Une liste des repris de justice, criminels et autres psychopathes libérés ces derniers temps a été dressée.
— Des suspects ?
— Des témoignages mais, s’il y a un suspect, Gallaher le garde bien au chaud.
Pas un mot du sperme dans son estomac. Constatant le viol, Moorie avait dû se concentrer sur le vagin de la petite.
— Tu as vu le corps d’Ann Brook ? demanda Osborne.
— C’est Gallaher et Timu qui s’occupent de l’affaire, rétorqua le sergent. L’autopsie est terminée et la mère d’Ann fait des pieds et des mains pour que l’inhumation ait lieu au plus vite : la pauvre a sans doute besoin d’une cérémonie pour faire le deuil de sa fille.
— Il a lieu quand, l’enterrement ?
— Demain, je crois… Pourquoi, tu as trouvé quelque chose ?
— Peut-être.
— Dis, tu as une drôle de voix, s’inquiéta Tom. Ça va ? Tu as besoin d’un coup de main ?
Mais Osborne avait raccroché.
La lune faisait des ronds dans l’eau. De l’autre côté de la baie, les quais d’Auckland répandaient ses lucioles artificielles.
Sortant de ses brumes, Osborne avait fini par se lever. Une bosse énorme pointait sur son crâne mais les sutures semblaient tenir le choc. Délaissant les poches de glace et le canapé du salon, il avait fait quelques pas dans le jardin d’Amelia, jusqu’à la rambarde de bois qui donnait sur la mer. Il fumait, perdu dans ses pensées.
Des questions comme autant de bulles vides. La hache du vieux chef ngati kahungunu avait été dérobée chez Melrose suite au carnage occasionné par l’arrestation de Kirk et la découverte du charnier : Fitzgerald s’était suicidé dans la foulée, sans donner d’explications, et Zinzan Bee, complice présumé de Kirk, avait disparu. Seul Sam Tukao avait été torturé avant d’être exécuté : pourquoi ? Parce qu’il avait signé l’acte de vente des terres maories ? Où étaient passés les fémurs ?
De leur côté, les jumeaux du maire et son conseiller en communication traînaient avec Ann Brook au club échangiste le plus chic de la ville : pourquoi l’avait-on assassinée ? Parce qu’elle était, entre autres, la maîtresse de Lung ? Anna avait-elle appris quelque chose qu’elle ne devait pas savoir ? Et Will Tagaloa, le portier du Phénix, pourquoi était-il précisément en congé maintenant ? Pas pour échapper aux interrogatoires de la police : il n’y en avait pas eu…
Osborne ralluma une cigarette, l’écrasa (la tête lui tournait). Les événements repassaient en boucle dans son esprit fatigué. Karikari Bay abritait d’anciens pas maoris. Melrose s’était emparé du projet avec l’aide du père O’Brian et la complicité de Tukao, Griffith gérait l’argent du chantier, mais Ann Brook ? Qu’est-ce qu’une jeune mannequin venait faire dans cette histoire ? Osborne avait dû la lâcher vers quatre heures du matin. Le décès était évalué autour de cinq : ça laissait peu de temps aux tueurs pour l’embarquer, la violer et jeter sa dépouille près de l’entrepôt… À moins d’être présents à la party de Julian Lung…
Le soir tombait sur la baie quand la Honda d’Amelia Prescott se gara sous les kamashis en fleur. Repérant bientôt la silhouette d’Osborne près des rochers, la jeune femme marcha jusqu’à la rambarde.
Suspendu à des fils que rien ne tenait, il caressait de loin le monde et ses lumières.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien, dit-il. Je suis fatigué.
Un oiseau pépiait dans l’arbre voisin. Amelia s’accouda à la rambarde, près de lui. Elle avait travaillé comme une acharnée pour rattraper le boulot en retard, elle aussi était fatiguée mais ses yeux bleus souriaient sous les étoiles.
— Tu devrais peut-être passer une radio à l’hôpital, dit-elle au hasard.
— Il ne s’agit pas de ça…
Une chape de mélancolie lui était tombée dessus. Il pesait des tonnes. Elle vit son visage pâle à la lune montante, ses pupilles luisantes de fièvre… Un moment de faiblesse. Elle en profita :