— Je vous l’ai dit : pas depuis des semaines !
— C’est pas la peine de me postillonner dans la gueule : ils sont où ?
— J’en sais rien où ils traînent, moi ! Allez de bar en bar, vous finirez peut-être par les trouver…
Excédé, le Maori laissa retomber son double menton sur son tee-shirt crasseux.
— Et Will ? insista Osborne depuis le seuil de la baraque. Il est en congé depuis le week-end dernier. Il n’est pas passé vous voir ?
Mike Tagaloa partit d’un rire tonitruant.
— Will, en congé ? Elle est bien bonne ! Je l’ai jamais vu travailler, alors prendre des congés, pour ça, sûr, il s’y connaît !
Depuis ses dix-huit ans, l’aîné n’en faisait qu’à sa tête : le portrait craché de son père. Forcément, les deux autres avaient fini par l’imiter…
— Will travaille pourtant dans un club privé, reprit Osborne, le Phénix, sur K. Road.
— Première nouvelle ! s’emporta le patriarche.
Des fantômes. Il courait après des fantômes.
— Et les autres ? poursuivit Osborne. Jesse et Steven, ils ont quel âge ?
— Vingt et dix-huit.
— Ils ne vont plus à l’école ?
— Plus depuis longtemps.
— Du travail ?
— Bah…, lâcha-t-il, comme si c’était la fatalité. Quelques petits boulots de temps en temps mais je les ai plus souvent vus au bar du coin qu’à l’agence d’intérim.
Sous ses airs bougons, Mike Tagaloa semblait un peu dépassé par les événements.
— Vous voulez dire que ne voyez plus vos fils et que vous ne savez pas où ils sont ?
— C’est ça, répondit le Maori.
— Et la mère ?
— Cette salope m’a laissé les trois gars et s’est tirée avec une espèce de connard qui…
— O.K., coupa Osborne. Et les garçons, aucune idée de l’endroit où ils habitent ?
— Dans un squat, j’imagine, grommela leur père. De toute façon, y sont majeurs maintenant, y font ce qu’ils veulent.
Ça n’expliquait pas pourquoi ils avaient disparu de la circulation au même moment, ni la fausse adresse laissée par l’aîné…
— Ils ont quel lien tous les trois ? relança Osborne.
— Pas mauvais.
— C’est-à-dire ?
— Y se cherchent pas de noises.
— Will jouait au grand frère ?
— Normal, c’est lui le plus vieux.
— Y en a là-dedans. Alors ?
— Ouais. C’était un peu lui le meneur.
— Et leurs tatouages ?
— Quels tatouages ? fit Mike d’un air bourru.
— La dernière fois que je les ai vus, leurs bras et leur cou en étaient recouverts.
— Pas au courant, répliqua le Maori. Et puis si ça les amuse de se barioler, j’y vois pas d’inconvénient…
Osborne soupira : il aurait parlé à un mur avec la même emphase.
— Une idée de la raison pour laquelle ils ne rentrent pas ? dit-il.
— Comment voulez-vous que je le sache ?!
— Aux dernières nouvelles vous êtes encore leur père.
— Ouais.
Ça n’avait pas l’air de l’emballer.
— Dans quel bar ils traînent ?
— J’en sais rien, moi. Au Beverly, de temps en temps, concéda le Maori. C’est dans le quartier…
— Bon… (Osborne commençait à en avoir marre des réponses évasives.) Vous avez une photo d’eux, que je vois leur bonne tête…
— Non.
Ils avaient la même taille mais pas du tout le même gabarit. Mike Tagaloa, qui croyait se tenir fermement sur ses deux jambes, se sentit soudain décoller de terre : Osborne l’avait attrapé par le col et jeté au bas des marches avec une telle rapidité qu’il démolit l’espèce d’arbuste qui constituait son jardinet avant de rouler dans la terre sèche. Le Maori se releva, furieux, et, l’esprit tout à sa vengeance, grimpa les marches du perron.
Il trouva l’intrus dans la chambre de Will, penché sur le bureau. Deux mots le coupèrent dans son élan :
— Et ça ?
Osborne tenait dans sa main un petit sachet. De l’herbe — Mike en avait déjà fumé avec les copains. Le Maori hocha la tête, dépité.
— Je suis au courant de rien.
Osborne remballa le sachet de datura soutiré chez Ann Brook. L’effort de tout à l’heure lui faisait de nouveau tourner la tête. Il commença la fouille de la chambre sous les yeux dépités du paternel. Désertée depuis des lustres, il ne trouva qu’un sac de linge sale, quelques babioles et une guitare sèche aux cordes tirebouchonnées. Mike Tagaloa attendait toujours dans l’embrasure de la porte.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre qu’ils disparaissent du jour au lendemain, vos gamins ? fit remarquer Osborne.
— Non.
Tout foutait le camp.
Osborne arracha la seule photo accrochée au mur, celle de Will, en compagnie de ses deux frangins, et vida les lieux sans un regard pour le père de famille — il y a belle lurette qu’il avait fait une croix sur la famille…
Il rejoignait la Chevrolet quand la radio branchée sur la fréquence de la police crépita : on demandait des renforts sur Massey Road, Otahuhu, quartier sud de la ville. Trois hommes s’étaient barricadés dans une maison individuelle après un contrôle d’identité qui avait mal tourné. Deux patrouilles étaient déjà sur place. Pas d’intervention sans l’accord du lieutenant Gallaher, qui arrivait sur les lieux : les trois hommes étaient armés.
Réfugié derrière le capot d’un véhicule de police, Peter Gallaher évaluait le pavillon où les truands s’étaient réfugiés. Aucune chance d’en sortir. Il y avait des hommes partout prêts à intervenir, deux policiers en civil accroupis derrière le muret du jardinet, en première ligne, et une rangée de tireurs pour les couvrir. Ne restait plus qu’à déloger ces crapules…
Gallaher se tourna vers les unités d’élite qui attendaient dans son dos, harnachées.
— Dites à vos hommes situés à l’arrière du pavillon de se tenir prêts à intervenir dans… (il regarda sa montre) exactement deux minutes.
Le gradé opina. Un agent lui présenta un gilet pare-balles mais Gallaher le repoussa.
— Je n’en aurai pas besoin.
Le soleil était au zénith. Retranchés dans le pavillon, les truands guettaient l’attaque. Gallaher jaillit du capot. Il traversa la rue vide en opérant quelques zigzags et atteignit les deux flics recroquevillés derrière le muret du jardin.
— C’est quoi ce bordel ?
Deux jeunes flics de son équipe se tenaient à couvert.
— Il y a deux tireurs aux fenêtres du rez-de-chaussée et un autre à l’étage, lâcha Percy. Qu’est-ce qu’on fait ?
— On intervient.
Encore une minute. Un bruit de pas se précipita alors dans leur dos.
Réputé pour ses nerfs, le lieutenant Gallaher sentit saillir deux veines bleues le long de ses tempes : Osborne. Il ne savait pas qui l’avait laissé passer le cordon de sécurité mais il les avait rejoints derrière le muret, la tête pleine de croûtes, un .38 à la main.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? feula Gallaher, visiblement prêt à en découdre avec ses sutures.
— Je traînais dans le coin quand j’ai entendu l’appel radio.
— Je n’ai pas besoin de vous.
— Moi non plus. Allons-y.
Pas le temps de discuter avec cet abruti : Gallaher arma son revolver, enfila le masque à gaz qu’on lui tendait et ordonna à ses hommes de se tenir prêts — encore quinze secondes. Souhaitant qu’une balle perdue renvoie Osborne en Australie par avion sanitaire, il donna le signal.