— Non, mais le pavillon où on les a dénichés leur servait de planque. On a retrouvé des armes automatiques, des barres de fer, des pieds-de-biche et aussi de la dope : cannabis, héroïne, et un antidépresseur très puissant, du GHBR, un euphorisant qui, à forte dose, peut provoquer des amnésies. Très en vogue dans le milieu porno, snuff movies…
GHBR. Les analyses des cheveux d’Ann Brook révélaient la même substance… Osborne abandonna la fenêtre et s’approcha de l’ordinateur.
— Les tueurs d’Ann Brook ?
Culhane haussa les épaules.
— En tout cas il y a des présomptions : on a retrouvé trois spermes différents dans le corps d’Ann, les types étaient trois dans le pavillon, l’un d’eux connu des services comme un violeur patenté… Je ne sais pas ce qu’en dira Moorie, si les analyses d’ADN concordent, mais ces crapules sont bien le genre à sauter sur l’occasion de se payer du bon temps avec un mannequin de la haute… La pauvre gamine a pu croiser leur route.
Par-dessus son épaule, Osborne comparait les photos du fichier électronique aux clichés pris lors de l’arrestation : le moins qu’on puisse dire, c’est que les trois Maoris avaient pris un sacré coup de vieux.
— Et le rescapé, demanda-t-il, il s’en sort ?
— Umaga ? Bah, il respirait encore quand on l’a transféré à l’hôpital de Park Road. D’après les médecins, on devrait pouvoir l’interroger à partir de demain. Ses complices, par contre, sont morts avant l’arrivée de l’ambulance…
C’était l’autre méthode — celle de Gallaher.
— Umaga, il a de la famille ?
— Une mère : Tania Umaga. 52, Khober Pass Road. C’est à South Auckland. Une équipe est partie l’interroger.
Tom fit un geste de ventilation : la fumée de sa cigarette lui grimpait dessus.
— Quel lien avec le cambriolage chez Melrose ? relança-t-il. Ils étaient tous les trois en prison lors des faits.
Osborne avala un des cachets d’Amelia.
— Eux oui, mais pas Zinzan Bee.
Gallaher cloué au lit, Osborne avait les mains libres. Cette situation ne durerait pas ; il fila vers la banlieue sud.
Il ne connaissait pas les nouveaux gangs. Au rythme où les types se retrouvaient en prison, leurs chefs changeaient tous les six mois. Mais quelque chose ne collait pas dans cette histoire. Les trois Maoris s’étaient fait cueillir comme des bleus, à peine sortis de prison, et le visage affolé d’Umaga lors de l’assaut du pavillon lui laissait un goût amer. Comment, en une semaine, avaient-ils pu se procurer des armes, de la dope et une planque ? Ils avaient forcément des complices…
52, Khober Pass Road. La maison d’Umaga se tenait de l’autre côté du trottoir, semblable à toutes les autres, modeste, frileuse, récupérée au Kärcher à chaque changement de locataires. Osborne vérifia qu’aucun véhicule de police ne traînait dans les environs et sonna à la porte du logement social.
Tania Umaga ouvrit presque aussitôt. La quarantaine, robuste, pas vilaine malgré ses traits creusés, la Maorie était revêtue d’une robe à fleurs qui mettait en valeur sa poitrine. Elle buvait une bière à demi entamée et ne semblait pas très surprise par le destin de son fils.
— J’en ai deux, expliqua-t-elle. Joey et Kenny. Joey passe son temps à traîner dans les rues quand il n’est pas en prison, Kenny, le cadet, est encore au collège. Pour le moment je le tiens. Tous mes espoirs reposent sur lui. Joey, fit-elle en levant les yeux au ciel, ça fait longtemps que j’ai abandonné…
Ses dents étaient partiellement pourries, tribut payé à la malnutrition.
— On peut voir le petit prodige ? demanda Osborne.
— Kenny ? Il est chez sa tante, dit-elle. La police l’a interrogé à la sortie de l’école. Le pauvre va pas en dormir de la nuit. Faut pas le mêler à cette affaire, monsieur, s’adoucit-elle, il a que treize ans…
— Et Joey ?
Tania soupira, entre désarroi et désespoir. La vie de son aîné était d’une affligeante banalité : une jeunesse passée à se chercher, quelques mauvais coups, une première incarcération qui en conditionne d’autres et une fin en queue de poisson, dans un squat de banlieue. La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était peu de temps avant son arrestation pour vol de voiture : Joey était passé à l’improviste, il n’avait rien dit de son avenir, se contentant de la traiter de grosse mollasse, sa propre mère, avant de repartir avec ses bières et sa colère de tous les jours. Depuis, Tania vivait dans un silence synonyme d’oubli qu’elle faisait passer à petites goulées.
— Pourtant pas un mauvais garçon, conclut-elle en rajustant son décolleté. Il a toujours aidé les plus petits. Mais ça fait longtemps qu’il m’écoute plus…
Osborne crevait de chaud sous le soleil au zénith.
— Vous n’êtes pas allée le voir lors de son dernier séjour en prison ?
— Le parloir, à la longue, c’est déprimant. (Tania posa son épaule contre l’embrasure de la porte.) Et puis, comme il dit, je suis tout juste bonne à faire la morale…
Il n’y avait pas de rancœur dans sa voix, juste de la fatigue.
— Joey n’est donc pas passé vous voir à sa sortie de prison, la semaine dernière, relança Osborne.
— Non, dit-elle, résignée à son destin d’oubliée. De toute façon, j’étais même pas au courant qu’il avait bénéficié d’une remise de peine…
— Comment ça, pas au courant ?
— C’est comme je vous dis.
Bizarre… Il sortit la photo du Maori croisé au Backstreet fraîchement tirée de son appareil numérique. On y voyait le visage grimaçant du colosse et les mokos qui ornaient son cou.
— Vous avez déjà vu cet homme ?
La Maorie se pencha sur la photo.
— Non. Heureusement.
— Et ces tatouages ?
— Non plus.
— Joey côtoyait les gangs du quartier ?
— J’en sais rien, répondit Tania. On m’en a jamais parlé. Je me tiens éloignée de ces gens-là.
Elle avala une gorgée de bière tiède. Osborne gambergeait sur le seuil de la maison. Si, comme il le croyait, les mokos en question étaient la marque d’un nouveau gang, Umaga et sa bande ne semblaient pas dans le coup…
— Et le père, poursuivit-il, on le trouve où ?
— Oh ! Ça fait des années qu’on se voit plus ! répondit la Maorie. Il passe de temps en temps pour voir Kenny mais, comme il me verse pas de pension alimentaire, on peut pas dire qu’il profite de son droit de visite…
Un classique du genre masculin.
— Et Joey, dit Osborne, il le voyait ?
— Pouah ! Il est pas allé une seule fois le voir en prison !
Tania replia ses belles lèvres brunes sur le goulot. Osborne reluquait son décolleté mais ça ne la gênait pas.
— Joey, il se droguait ?
— Pas que je sache. (Elle haussa les épaules.) En tout cas je l’ai jamais remarqué.
— Il dealait ?
— Pareil.
— Et son copain Wallace, vous connaissiez ?
— Non.
— Joey, il traînait dans les quartiers du centre-ville ?
— Joey ? Pas le genre. C’est à peine s’il sait lire les panneaux.
Marrant. Mais Osborne n’avait pas du tout envie de rigoler : il se sentait fiévreux et si la douleur s’estompait sous l’effet des cachets, l’apparition de ces trois repris de justice compliquait un peu plus ses affaires…
— Joey ne vous a jamais parlé d’une fille, hasarda-t-il, Ann Brook ?
— La fille qu’on a retrouvée morte ? Ah non…