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Olga Forche

Vêtus De Pierre

Présentation

Olga Forche a totalement disparu de la mémoire collective, au point qu’il est absolument impossible de trouver une occurrence la concernant sur le moteur de recherche Google; et lorsque vous aurez lu ce beau livre, vous vous demanderez: pourquoi?…

Cette écrivaine russe n’était pourtant pas une inconnue. C’est elle qui ouvrit le deuxième congrès des écrivains de l’U.R.S.S, en décembre 1954, en tant que doyenne des romanciers soviétiques (50 ans d’activité littéraire).

Le présent roman fut réédité près de vingt fois, dans les trente ans qui suivirent sa parution en 1923.

Notre espoir est que la présente édition permettra de (re)découvrir cet auteur, de lui (re)donner une petite place dans le panthéon littéraire.

Coolmicro

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I Un homme fini

Le 12 mars 1923, le jour où moi, Serguéi Roussanine, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, il s’est produit une chose qui acheva d’extirper mes sentiments de monarchiste et de gentilhomme. De ce fait, plus rien ne m’empêche de révéler au public le secret que j’ai gardé toute ma vie. Mais nous y reviendrons…

Né en 1840, j’ai survécu à quatre empereurs et à quatre grandes guerres, dont la dernière était mondiale, sans précédent dans l’histoire. J’ai servi dans la cavalerie, je me suis distingué au Caucase et j’allais faire mon chemin, lorsque, en 1887, un événement me désarçonna, pour ainsi dire, sans retour. Je pris ma retraite et m’enterrai dans ma propriété jusqu’à ce qu’on l’ait incendiée pendant la révolution. Notre domaine d’Ougorié, dans la province de N., touchait à celui des Lagoutine.

Nos grands-pères les avaient acquis en même temps, nos grands-mères projetaient d’unir un jour les deux patrimoines par les liens de l’Hyménée en mariant leur petite-fille à leur petit-fils. C’était dans ces intentions et d’après le cadastre qu’on achetait de nouvelles terres.

C’est ainsi que nous avions grandi, joué, étudié ensemble. À dix-sept ans nous écoutions le rossignol en échangeant des serments. Et tout se serait accompli selon la volonté de nos familles et en accord avec nos inclinations, n’eût été ma sottise. J’ai été l’artisan de mon propre malheur.

Aux dernières vacances, j’amenai mon camarade Mikhaïl. Entré chez nous en troisième année, il venait de l’école de cadets Saint-Vladimir, de Kiev; or, nous autres jeunes gens de la capitale, regardions de haut ceux de la province. Il était d’ailleurs peu sociable, toujours absorbé dans la lecture. Avec cela, joli garçon, de type italien: des yeux de flamme, des sourcils joints. Il était natif de Bessarabie, de père roumain ou moldave.

Les documents conservés aux archives ne donnent aucun renseignement sur son physique, ce qui n’est pas étonnant. En prison, on note le signalement de ceux qui doivent un jour être élargis, pour le cas où il y aurait récidive. Or, la situation de Mikhaïl était différente: pendant vingt ans, chaque premier du mois, on faisait à son sujet un rapport au tsar: un tel, détenu à tel endroit…

Et le souverain daignait toujours confirmer sa décision du 2 novembre 1861, stipulant la détention cellulaire de Mikhaïl j u s q u’à ²n o u v e l o r d r e.

On devrait toujours imprimer ces mots en caractères espacés, pour secouer le lecteur indifférent, adonné à ses joies et peines personnelles.

Attention, lecteur, attention! Il n’y a jamais eu de nouvel ordre!

Incarcéré sans jugement ni enquête, sur simple dénonciation, un noble jeune homme a vieilli dans la solitude du ravelin Alexéevski.

Le tsar suivant, Alexandre III, reçut du chef de la police Plévé le même rapport et fit connaître sa volonté suprême; si le détenu le désire, l’envoyer en résidence surveillée dans les régions lointaines de la Sibérie.

Il est concevable qu’en ce régime de féroce hypocrisie le directeur de la prison ait présenté cette résolution à un homme qui avait perdu la raison depuis longtemps et ne savait plus son propre nom. En réponse à la lecture solennelle du papier et à la joie des geôliers, Mikhaïl a dû se blottir sous sa couchette, comme il le faisait plus tard à l’asile d’aliénés de Kazan, lorsqu’on venait le voir.

Il ne manqua à cette habitude qu’à notre dernière entrevue, sans doute pour l’unique raison qu’il n’avait plus la force de sauter du lit, car il était mourant. Mais ses yeux hagards où se lisait l’épouvante, la souffrance mortelle de la victime cherchant à fuir ses tortionnaires, ses yeux me poursuivent du matin au soir, à toute heure de mon existence.

Pouvait-il en être autrement? Car enfin, c’est moi le vrai fauteur de cette mort tragique, solitaire, inutile.

Certain lecteur, en lisant ces notes, dira que mon crime est de nature psychologique et que le tribunal le plus sévère m’aurait acquitté. Mais le lecteur ignore-t-il donc que parfois l’homme le plus irresponsable, acquitté par tous les jurés, se suicide, condamné par sa propre conscience?

Le sort énigmatique de Mikhaïl intéresse depuis longtemps les investigateurs. L’un d’eux, voulant percer le mystère de ce Masque de Fer russe, s’est adressé au public dès 1905 par la voie de la presse, pour avoir quelques éclaircissements sur cette affaire. J’en ai attrapé une maladie de nerfs, mais j’ai gardé le silence.

Je n’étais pas prêt, n’étant pas encore devenu ce que je suis. Je ne pouvais dire tout haut: le délateur de Mikhaïl Beidéman, incarcéré sans jugement ni enquête au ravelin Alexéevski, c’est moi, Serguéi Roussanine, son camarade d’école militaire.

On a recueilli et publié tout récemment des documents authentiques sur des prisonniers de marque restés jusque-là mystérieux.

Ivan Potapytch, mon logeur, se procure parfois des livres. Un jour, il a apporté ces feuillets. Après les avoir lus, il me les a remis: Tenez, dit-il, voici la vie des martyrs; ils ont beau être des malfaiteurs, on ne peut lire ça sans pleurer.

J’ai lu le texte et l’ai relu à maintes reprises… Ah, qu’ils sont révélateurs, les faits énoncés dans les brefs renseignements sur Mikhaïl! J’ai senti le sol se dérober. Une masse énorme m’a écrasé dans sa chute. C’est ainsi que le sapeur périt lui-même de l’explosion qu’il a provoquée pour tuer l’ennemi. Ma mine à moi a été posée il y a soixante et un an.

Certes, ce n’est pas à moi, un vieillard contemporain de quatre empereurs, de passer impunément par la révolution.

Pourquoi ne suis-je point mort glorieusement, comme mes camarades tombés au champ d’honneur, ou condamné par le tribunal révolutionnaire comme un ennemi déclaré? Qui serai-je dans le souvenir de la postérité? Quel nom me donnera-t-on?

Mais advienne que pourra: mon heure a sonné, je me confesse.

De la promotion 1861 de l’école militaire Constantin, il ne reste que deux représentants: moi-même et Goretski, général d’infanterie, chevalier de l’ordre de Saint-Georges donnant droit au port de l’arme d’or. Aujourd’hui, comme l’indique son livret de travail, il est Savva Kostrov, natif de la ville de Vélij, gardien des water-closets au théâtre.

Las de souffrir la faim, il est content de cet emploi tranquille dont il s’acquitte en toute conscience, à ce qu’il prétend, et qui lui vaut assez de pourboires pour se payer des douceurs. Cet homme qui a gaspillé deux fortunes, en est à se délecter comme un gosse d’une livre de halvâ.