Chouvalov ne me quittait pas des yeux, mais cela m’était désormais bien égal. Je n’avais plus de prévention contre lui, indigné que j’étais du grossier mensonge de ce document et de l’impudence de son auteur. Tels étaient alors les sentiments que reflétait mon visage.
– Cher Sérioja, que je suis heureux de ne pas m’être trompé sur votre compte! Chouvalov me serra la main, et abandonnant ses airs confidentiels, me dit du ton sérieux d’un allié: Aidez-moi donc à ne pas mêler Véra Erastovna à cette affaire. Dites vous-même tout ce que vous savez de Beidéman.
Aujourd’hui, étant mon propre juge au seuil de la mort, je n’ai pas au fond grand-chose à me reprocher en ce qui concerne mon entretien avec Chouvalov, sans deux révélations fatales que j’aurais pu éviter.
Poussé par l’unique désir de disculper Véra, je présentai Mikhaïl comme un être obstiné et orgueilleux qui, pour exécuter ses projets révolutionnaires, ne voulait pas de compagnons, mais seulement des subordonnés. Chouvalov me délia les mains en m’annonçant que, de l’aveu même du détenu, il projetait rien moins que l’assassinat de l’empereur. Ce crime, au dire de Beidéman, lui eût été facile à commettre, car en tant qu’ancien élève officier, il connaissait les habitudes du souverain. Chouvalov cita ses propres paroles, renouvelées dans ma mémoire par les extraits d’archives concernant cette affaire. Ayant avoué qu’il revenait en Russie pour tuer le tsar, Mikhaïl déclarait à l’interrogatoire:
«Ne tenant guère à la vie que j’ai consacrée à cette œuvre, je ne pensais pas échapper aux poursuites après l’exécution de mon dessein.»
J’écumai. Comment Mikhaïl osait-il, dans son égoïsme de démon révolté, ne pas tenir à la vie après avoir uni son destin à celui de Véra? S’il avait eu la moindre générosité, il aurait fui l’amour de la jeune fille, au lieu de balayer au passage cette belle jeunesse, comme on écarte d’une main brutale un frêle papillon attiré par la flamme.
Exaspéré par cette phrase qui risquait de tuer dans la fleur de l’âge un être adoré, je cédai à l’impulsion d’une haine farouche, sans être stimulé plus longtemps par Chouvalov. Je commentai à haute voix les propos de Beidéman, en cherchant à découvrir le sens le plus funeste dans cette déclaration d’un orgueil diabolique.
– Il voulait soulever le pays contre le tsar! m’écriai-je. Le régicide accompli par un noble pouvait être interprété comme une vengeance pour l’affranchissement des paysans… Beidéman détestait la noblesse, je me rappelle qu’il disait: «Il faut l’extirper comme une ortie»…
– Sérioja, mon ami, calmez-vous. Chouvalov m’entoura paternellement les épaules de son bras. Beidéman n’est peut-être qu’un pauvre fou?
– Non, c’est un odieux fanatique! S’il ne fait aujourd’hui que des aveux succincts, par mépris des autorités, c’est afin de rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire…
Je jetai un regard à Chouvalov et restai court. Il rayonnait de joie, comme si l’empereur venait le récompenser de son zèle. En effet, son jeu perfide au chat et à la souris lui valut la suprême satisfaction de dépasser en grade ses collègues. Quant à moi, pour ma trahison et ma colère stupide, il me fit décorer avant terme.
Hélas, nous avons vendu pour un liard l’âme forte et l’intelligence claire de Mikhaïl!
Mais je ne réalise la chose que maintenant, à quatre-vingt-trois ans, anéanti avant d’être mort. Tandis qu’alors j’éprouvai seulement une peur instinctive devant la mine triomphante du comte, et, ma colère tombée, je me demandai si je n’avais pas livré mon ancien ami.
Je trouvai que non. Et magnanime jusqu’au bout, croyant adoucir le sort de Mikhaïl, je soutins tout à coup l’hypothèse du comte qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison. À mon tour je fournissais quantité de preuves, mais Chouvalov m’écoutait sans intérêt. Il était redevenu un mécanisme impeccable, inclus dans une gaine de marbre aux formes parfaites. Sans doute, mes premières dépositions, inspirées par la fureur, l’arrangeaient-elles davantage.
Il se leva, l’air officiel, comme pour clore une audience, et me dit aimablement:
– Veuillez m’excuser, je suis très pris. Vous n’avez rien à craindre pour vous ni pour Véra Erastovna…
– Et Beidéman?
– Il aura ce qu’il mérite.
C’était la réplique d’un supérieur qui n’admettait aucune immixtion dans ses affaires. M’ayant reconduit jusqu’au vestibule, il dit au laquais: «La capote du lieutenant!» et monta l’escalier d’un pas leste. Une fois dehors, j’enfilai au hasard une rue, puis une autre. J’avais l’impression d’être une enveloppe vidée de son contenu. Le démon de Michel-Ange me poursuivait, tenant la peau d’un pécheur écorché. J’errai au travers des îles comme un possédé et, sur le matin, je me retrouvai à la porte du comte. Je voulais entrer, mais les fenêtres n’étaient pas éclairées. Le désespoir au coeur, je tombai sans connaissance. Certes, si j’avais pu prévoir les suites de cet entretien, j’aurais perdu le repos pour le reste de mes jours. Mais je n’avais que le vague sentiment d’une chose irréparable survenue dans la vie de Mikhaïl à cause de moi, ou plutôt par mon intermédiaire. Bourrelé de remords j’en vins à concevoir le projet insensé de sauver Mikhaïl au péril de ma vie. La tentative ayant échoué, je ne me tourmentai presque plus jusqu’à l’époque actuelle.
Mais maintenant que je connais les documents des archives, comment ne pas m’accuser d’avoir été la cause du long supplice de Mikhaïl? Car enfin, le comte Chouvalov qui disposait du sort du prisonnier, avait eu un autre projet avant notre conversation.
Comme le révèle son rapport au grand duc Mikhaïl Niko-laévitch, Chouvalov avait proposé de faire juger Beidéman par le tribunal militaire. Au pis-aller, il aurait passé par le conseil de guerre. Or, n’était-ce pas la mort qu’il demandait comme une grâce, dans le message déchirant apporté par un inconnu en pleine soirée intime, un message qui semblait venir de l’autre monde?… Mais nous en reparlerons.
Voici le bilan de mon entretien avec Chouvalov. J’avais suggéré au comte une nouvelle version de l’affaire et, de ce fait, le terrible châtiment à infliger au détenu. Mon affirmation que Beidéman n’était pas fou, comme on était enclin à le croire, fit venir à l’esprit que si on ne pouvait plier un homme, le plus simple était de le briser.
Sans perdre un jour, Chouvalov transmettait au tsar, à Livadia, mes propres paroles. Le silence obstiné de Mikhaïl aux interrogatoires, disait-il, ne tenait qu’au désir de «rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire».
Pour empêcher ce dangereux détenu de faire ce qu’il voulait, on l’enferma sans autre forme de procès dans la cellule n° 2 du ravelin Alexéevski.