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Chapitre X Vêtu de pierre sous Catherine II

Par une splendide journée de juillet, j’ai enfin eu le courage de me rendre à la forteresse Pierre et Paul pour reconstituer en imagination le ravelin Alexéevski où Mikhaïl avait fait vingt ans de cellule.

Que de fois j’avais franchi le pont de la Bourse, le long des potagers plantés par la garnison de la forteresse, près de la rampe en bois conduisant au portail! J’ai essayé de pénétrer à l’intérieur avec un groupe de visiteurs. Mais ma vue se troublait, mes jambes flageolaient, je ne pouvais que m’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route et fixer d’un œil hagard l’immense affiche qui surmonte l’entrée. Le peintre y a figuré des canons levant leur bouche noire sur un fond bleu ciel; au-dessus, une étoile rouge, renfermant en son milieu la faucille et le marteau. Tout en haut, une inscription; «État-Major du secteur fortifié de Pétrograd». Je répétais machinalement ces mots sur le chemin du retour, jusqu’à mon galetas, pour détourner ma pensée de cette maudite faiblesse qu’il fallait surmonter à tout prix. Or, voici que la chance me favorisa.

Je traversais le Champ de Mars où on aménage cet été un magnifique parterre. Ravi de l’embellissement de la capitale, je me dirigeais vers le pont suspendu pour retrouver l’édifice du IIIe Bureau, où Mikhaïl avait donné de si fières et énergiques réponses aux interrogatoires.

J’étais mieux vêtu que d’ordinaire; pour les grandes occasions, il me reste une vieille tenue en beau drap vert foncé. Je l’avais mise la dernière fois pour conduire les fillettes à l’école.

Dans ce costume, tout le monde m’appelle «grand-père», ce qui me fait grand plaisir. Mais surtout, on me parle d’égal à égal, et il m’importe aujourd’hui d’avoir une réponse précise quant au siège de l’ancien IIIe Bureau.

Je n’ai pas réussi à retrouver l’immeuble, car c’est alors qu’est survenu l’événement qui m’a rapproché du but.

Sur la Fontanka il y a une station de canots à louer. Elle était déserte ce soir-là. Dans le kiosque on voyait se découper en clair la tête d’un garçon qui était de service à cette heure tardive; le tenancier fumait sa pipe, assis, les pieds dans l’eau.

Une jeune fille blonde, réjouie, en robe courte, les jambes potelées, parlait à l’oreille du soldat rouge qui l’accompagnait. Soudain, elle vint à moi et me dit:

– Citoyen, ça vous plairait d’aller en canot avec nous? Vous devez savoir tenir le gouvernail, mon frère va ramer, et moi je me prélasserai en bourgeoise. Nous ferons le tour de la forteresse. Ça ne prendra pas plus d’une heure.

Je remerciai et m’embarquai, le coeur battant. Cette promenade tombait on ne peut mieux, du moment que je devais faire revivre le passé…

Nous suivîmes la Fontanka près de l’ancienne École de Droit et passâmes sous l’étrange pont où Véra et moi étions venus si souvent, en proie à l’idée fixe que nous cherchions du matin au soir à réaliser.

C’était au printemps de 1862, peu après que Piotr eut appris de son compère qu’on avait incarcéré Mikhaïl dans la forteresse, mais qu’il ne se trouvait pas au bastion Troubetskoï. Restait à supposer qu’il était au ravelin Alexéevski.

Véra liquida l’héritage de son père et de son mari, et quand elle fut en possession d’une somme considérable, elle réclama comme une folle notre aide pour organiser l’évasion de Mikhaïl. Linoutchenko avait beau lui démontrer l’impossibilité d’accéder au ravelin, entouré d’une haute muraille et surveillé par une garde nombreuse qui assurait l’isolement absolu des prisonniers, Véra ne voulait rien entendre. Prête à sacrifier toute sa fortune, elle décida enfin Linoutchenko à essayer.

Piotr devait, par l’intermédiaire de son fidèle complice, soudoyer le personnel du bastion Troubetskoï et du ravelin. Un mois se passa en vains espoirs, mais si la goutte d’eau, à la longue, entame le rocher, l’or prodigué à pleines mains finit toujours par briser la résistance des mercenaires.

Un beau jour, Piotr déclara qu’il avait son homme. C’était Toulmassov, l’adjoint d’un surveillant du ravelin. Pour payer les sentinelles et les geôliers, il exigeait cinquante mille roubles.

Linoutchenko voulut mener lui-même les pourparlers. Après l’entrevue, il nous communiqua le plan de Toulmassov.

Par une nuit sans lune, deux d’entre nous parviendraient en barque au bas du ravelin, du côté du pont de la Bourse, et donneraient un bref signal lumineux.

Personne ne pouvait le voir, sauf deux factionnaires postés en haut du mur. Ils nous jetteraient aussitôt une échelle de corde par laquelle Piotr grimperait avec les instruments nécessaires pour scier la grille de la casemate. Au cas où on ne pourrait pas faire sortir le détenu par la porte, ils descendraient tous les deux par l’échelle.

Linoutchenko prévint que Toulmassov ne lui inspirait pas confiance et que son plan, sûrement tiré d’un roman feuilleton, présentait un grand risque sans aucune garantie. Mais Véra, aveuglée par la passion, nous suppliait de tenter l’aventure. Piotr et moi acceptâmes. Si je connais à la perfection tous les bras et affluents de la Neva, c’est que je les avais explorés avec Véra des journées entières, cherchant le meilleur moyen d’atteindre la terrible forteresse et d’en repartir avec Mikhaïl.

Ce projet la fascinait. Aussi m’était-il toujours plus difficile de lui objecter, à l’instar de Linoutchenko, qu’il n’offrait aucune chance de réussite et un grand péril. À la première alerte, Piotr et moi serions tués sur place. Pour moi, à vrai dire, une mort inutile, mais héroïque aux yeux de Véra, était la seule issue désirable, car je me sentais déjà fautif de l’incarcération de Mikhaïl…

Ma vie, d’ailleurs, était scindée et je n’y trouvais plus ma place. J’avais beau me répéter que l’entretien avec Chouvalov ne pouvait avoir de conséquences funestes, mon coeur me soufflait le contraire.

Maintenant que nous sortons du canal, pour déboucher dans le large lit de la Neva, je revois en détail les péripéties de cette folle tentative d’enlèvement.

Le soleil couchant répand son or fondu sur le satin bleu sombre des flots, tandis que l’autre fois…

L’autre fois, il avait plu à verse tout le jour; vers le soir une tempête s’était déchaînée, le canon tonnait, sinistre, annonçant une menace d’inondation.

Je me reporte à cinquante ans en arrière. Il faisait nuit close. La tempête sévissait sur la Neva. Les bateaux à vapeur étaient rares. Les chalands immergés faisaient d’immenses taches noires…

– Gare à la vedette, grand-père! Obliquez à droite! me crie la jeune fille blonde, car, tout à mes souvenirs, j’ai oublié le gouvernail.

Nous sommes arrivés. La forteresse Pierre et Paul avec ses six bastions ressemble à une araignée fantastique qui montre à la surface les premières articulations de ses pattes et trempe dans le fleuve les extrémités. J’ai l’impression que ces membres, ramifiés sous l’eau en milliers de tentacules, enveloppent toute la ville d’un invisible filet. En voyant l’autre jour au Musée de la Révolution le réseau de la police du tsar, dont les centres d’espionnage étaient indiqués par des ronds de couleur, je l’associai au mystérieux travail que paraissait accomplir sous l’eau la gigantesque araignée de pierre.

– Tiens, on dirait une araignée, remarque la jeune fille blonde, tandis que son compagnon profère gravement: