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– C’est parce que les araignées du régime tsariste y suçaient le sang du prolétariat révolutionnaire.

L’araignée… qu’il était prophétique, ce signe à la main droite de Mikhaïl! C’est ainsi qu’au moyen âge les vassaux portaient sur eux l’écusson du suzerain.

Sur le mur moussu du bastion Troubetskoï il y a une inscription gravée en grosses lettres: «Vêtu de pierre sous Catherine II».

Vêtu de pierre…

Il n’y avait pas que le bastion, Mikhaïl aussi fut vêtu de pierre pour vingt ans, confiné entre les quatre murs d’une cellule dont l’unique fenêtre, pourvue d’un triple grillage, donnait sur un autre mur épais.

Et Mikhaïl n’était pas le seul…

En levant un peu la tête, on aperçoit là-haut des canons. Voici le plus grand qui tire à midi, tous les jours, depuis Pierre Ier jusqu’au dernier tsar, et depuis son abdication jusqu’à nos jours, six ans après la révolution. Au-dessus des canons, se dresse un mirador surmonté d’un drapeau, aujourd’hui rouge.

Derrière le bastion Troubetskoï, où des arbres étalent leur superbe feuillage, il y avait jadis un mur intérieur. Derrière ce mur, dans une île séparée par un canal, s’élevait le ravelin Alexéevski d’où on ne sortait les détenus que pour les enterrer sous un faux nom ou les mettre à l’asile d’aliénés. Au-delà du ravelin, un second mur, puis la Neva.

C’est de ce mur-là que les sentinelles payées par Toulmassov devaient, il y a soixante et un ans, nous descendre une échelle de corde. Or, à peine étions-nous arrivés en barque, la nuit, en donnant notre signal lumineux, que deux coups de feu partirent des fourrés d’en face. L’une des balles m’était destinée, mais comme je venais de me reculer pour prendre mon revolver, toutes les deux atteignirent Piotr à la tête. Il manqua de faire chavirer la barque et glissa sans bruit dans les flots qui l’engloutirent. Je n’avais plus qu’à ramer en hâte vers la rive où Véra et la malheureuse Marfa, plus mortes que vives, m’attendaient dans les buissons…

Quelle insouciance, aujourd’hui, dans le clapotis des vagues soulevées par le joyeux passage d’un vapeur! Que de gaîté sur cette rive où les scélérats embusqués nous avaient tiré dessus!

Les soldats rouges baignent un ourson apprivoisé et barbotent eux-mêmes. L’animal comique leur saute sur le dos et y reste cramponné, tel un petit chien mouillé.

Mes compagnons s’amusent beaucoup de ce spectacle et c’est à regret qu’ils rebroussent chemin.

– Ah, la belle promenade! répète la jeune fille. Je ne pus m’empêcher de lui dire:

– Pourtant, l’endroit que nous venons de quitter n’est rien moins que gai! Savez-vous, mademoiselle, que les meilleurs hommes y ont langui pendant vingt ans…

– Citoyen, réplique le soldat, les sourcils froncés, vous avez une manière démodée d’exalter les mérites d’individus isolés. Le rempart et la base de la révolution, ce ne sont pas les individus, c’est la conscience des collectivités.

Il est tout jeune et très grave, ce militaire en tenue impeccable, aux pattes de col roses. Je fais la sourde oreille, j’ânonne et me tais.

Nous nous quittons bons amis, en nous serrant la main. La jeune fille a acheté à une marchande un petit pain et deux sucres d’orge, qu’elle m’offre en rougissant.

– Merci pour le pilotage, citoyen.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le passé, enseveli il y a soixante et un ans, ressuscitait toujours…

Au lendemain de la mort tragique de Piotr, j’annonçai au commandant du régiment la disparition de mon ordonnance. Après de vaines recherches, on conclut qu’il s’était noyé en état d’ébriété. Pour plus de vraisemblance, je le prétendis porté à la boisson. Nous craignions que le violent désespoir de Marfa ne nous livrât. Ses propos incohérents sur l’évasion manquée auraient paru fort suspects à de fins limiers. De peur qu’elle ne se rendît à l’endroit fatal, nous la tenions enfermée, décidés à lui faire quitter la ville le plus tôt possible.

Véra, les yeux immenses, le regard éteint et fixe, semblait pétrifiée. Elle ne s’anima qu’à l’arrivée de Victoria, la sœur de Beidéman, venue de Bessarabie pour essayer d’adoucir le sort de son frère par l’intercession de parents haut placés.

Après ma promenade en barque autour de la forteresse avec la jeune fille et le soldat, je ne pouvais plus me retenir d’y pénétrer par terre ferme.

Le jour suivant, vers trois heures de l’après-midi, je me dirige vers la Place de la Trinité et gagne par le pont l’entrée de la forteresse Pierre et Paul, où un guide fait l’appel de son groupe de visiteurs.

Ce sont de jeunes ouvrières d’usine. Leur journée terminée, elles sont venues là sans passer à la maison et ont engagé un guide à leurs frais, dans l’espoir d’avoir des renseignements plus intimes; la plupart portent des écharpes à rayures, avec un pompon au bout. Quand on leur demande pourquoi ces écharpes sont toutes pareilles, elles déclarent: «Nous les avons achetées ensemble au magasin.»

Le guide nous conduit vers le portail.

– J’attire votre attention, camarades, sur le bas-relief de l’entrée. Il y a là un personnage qui a moins l’air de voler que de pendre la tête en bas, dans une pose indécente. Ce garçon, qui le montre de la main, a un bras si long qu’en le baissant il aurait touché son pied. L’ancien tsar Pierre, désireux d’honorer son patron, l’apôtre Pierre, a donné l’ordre de figurer un miracle accompli par ce dernier. C’est ce qu’on a fait en sculptant cet homme qui vole dans une pose peu convenable et qui n’est autre que le mage Simon, confondu par l’apôtre. Tout cela n’est qu’une légende, une fable à l’usage des naïfs et des illettrés.

– La religion est l’opium du peuple, disent deux jeunes filles aux écharpes.

Le guide indique les niches qui flanquent le portail.

– Ces statues représentent le dieu païen Mars et son épouse Vénus. Il ajoute, railleur: Mars, bien sûr, est à sa place, puisque c’est un établissement militaire: quant à Vénus on l’a mise avec lui parce que sous le régime bourgeois l’homme était enchaîné à la femme comme un forçat à sa brouette.

– En mythologie, c’est Vulcain qui est le mari de Vénus, tandis que Mars n’est que son ravisseur, dit un étudiant espiègle qui s’est joint à nous. Le tsar Pierre favorisait donc l’amour libre, et non l’amour conjugal.

Tout le monde rit, mais le guide se vexe.

– C’est discutable, dit-il avec dignité. Puis il éclate: Les resquilleurs sont priés de s’en aller!

L’étudiant s’éloigne en sifflotant; moi, les jeunes filles me cachent parmi elles en me recommandant le silence.

Nous entrons dans la cathédrale, dont je n’ai jamais goûté le faste étranger: autel bas, orné de fioritures de style baroque, escalier doré avec chaire en surplomb, place du tsar abritée sous un lourd baldaquin, celle du métropolite au centre, drapée de rouge. Les colonnes étaient surchargées autrefois de couronnes mortuaires argentées, vestiges des funérailles impériales, qui scintillaient, telles de féeriques floraisons d’hiver. Tous les sarcophages des souverains sont en marbre gris, sauf celui d’Alexandre II, d’un rouge sanglant, symbolique.

Au temps de l’autocratie, les tsars jouaient volontiers dans ce sanctuaire une farce orientale, toujours la même. On faisait assister à une grande messe les starostes des cantons et des villages, venus à l’occasion du sacre. L’énorme lustre de cristal flamboyait, reflété par les feuilles brillantes des nombreuses couronnes, par les diamants des dames et l’or ciselé de l’iconostase. Des chœurs invisibles chantaient dans les cieux, les starostes tombaient à genoux, dans des nuages d’encens.