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– Je vous préviens que ma tante est contre l’affranchissement immédiat des paysans, de sorte qu’il y a beaucoup de choses qui pourront vous déplaire dans son salon.

– Cela ne m’embarrasse pas le moins du monde, déclara Mikhaïl. Pour mieux battre l’ennemi, il faut le voir de près!

Et il découvrit dans un rire ses petites dents blanches.

Il ignorait les transitions. Tout, depuis son pas saccadé jusqu’aux sourcils noirs dans le visage blanc, jusqu’aux sautes de son langage, tantôt agressif, tantôt simple et d’une candeur enfantine – tout dénotait en lui, comme on dit de nos jours, un profond déséquilibre psychique. Mais c’était peut-être ce trait qui me séduisait le plus, moi, élevé dans une stricte discipline. L’impulsion subite, fatale à nos destins, qui me fit introduire Mikhaïl au sein de ma famille, me poussa également à le présenter au père de Véra et à le recommander en termes si chaleureux qu’il fut invité dès le premier contact, ou peu s’en faut, à passer ses vacances dans la propriété des Lagoutine.

Chapitre II Le salon de ma tante

La bibliothèque de ma tante, la comtesse Kouchina, où avaient lieu les causeries du dimanche, attestait sa passion des sciences occultes.

Cette pièce aurait pu servir de décor aux prédications du comte de Saint-Germain et aux débuts de Cagliostro.

Au-dessus du canapé d’angle tendu de velours, s’alignaient dans des cadres bizarres des tableaux symbolisant, paraît-il, les neuf cercles infernaux de Dante. Ma tante classait le grand poète italien parmi les adeptes de la société secrète dont elle faisait partie dès son jeune âge, à en croire ses allusions. C’est pourquoi, montrant sur le mur d’en face, un diagramme dû à sa main et peut-être à sa fantaisie, elle aimait à dire:

– Mon inspiration est absolument pareille à celle de Dante, et s’il ne l’avait pas reconnu, il ne me l’aurait certes pas confirmé par trois coups de pied de table.

La mode était alors aux tables tournantes et à la communion avec les esprits, qui passionnait non seulement les exaltés dans le genre du poète Tioutchev, mais aussi des gens plus sérieux.

Le diagramme de ma tante qu’elle appelait le «système ptolémaïque appliqué à l’empire de Russie» tenait toute la largeur du mur et ressemblait de loin à une cible de tir en plein air.

Sur un fond de satin azur, censé figurer la voûte céleste, il y avait un grand cercle blanc qui en renfermait plusieurs autres, concentriques. Tous étaient cousus par ma tante sur le disque bleu clair. Je me rappelle que le cercle jaune, inclus dans le blanc – la divinité – représentait l’autocratie, et que le cercle de la noblesse, vert gazon, couleur d’espérance, en contenait un noir, celui du laboureur. Ils étaient en belle étoffe, bordés d’un magnifique point de chaînette, et s’emboîtaient les uns dans les autres comme des oeufs de Pâques. Cela flattait l’oeil et parlait à l’imagination.

Promenant sur le diagramme sa petite main baguée, ma tante raisonnait quelque visiteur qui se prononçait pour l’affranchissement immédiat des paysans.

– Alors, mon cher, disait-elle, tu voudrais détruire l’harmonie de la sphère russe? Dès que tu arracheras un des cercles, ils tomberont tous. Le point de chaînette, c’est une suite de mailles qui tiennent les unes aux autres: il faut le garder intact, car si on y touche il se défait jusqu’au bout.

Ma tante recevait dans sa bibliothèque l’écrivain Dostoïevski. Personne, à l’époque, ne le considérait comme un maître, et si, pour évaluer la renommée, on applique au domaine des lettres la hiérarchie militaire, qui m’est plus accoutumée, je ne crois pas mentir en disant que son grade ne devait pas dépasser celui de commandant. Grigorovitch, comparé à lui, était lieutenant colonel, et Ivan Tourguénev – général, comme l’avait décrété une fois pour toutes ma bonne tante.

Ses soirées comprenaient d’ordinaire deux parties. La première, où l’on causait, avait pour cadre la bibliothèque et se terminait par un thé léger. La deuxième consistait en un souper servi dans la salle à manger, pour les amis et la famille.

La bibliothèque s’ouvrait aux gens de toute condition, tandis que le souper était strictement réservé aux intimes.

Les hôtes de la bibliothèque savaient d’avance qu’ils n’avaient droit qu’au thé, après lequel ils prenaient congé de la maîtresse de maison.

Ayant invité Mikhaïl à mes risques et périls, je le priai en chemin de modérer l’expression de ses opinions ou, encore mieux, de les garder pour lui.

– Sois tranquille, répondit-il, un futur homme public doit aussi apprendre à observer.

Nous nous étions mis à nous tutoyer dès le lendemain de notre conversation au sujet du Prince Sérébrianny. Comme d’un commun accord, nous évitions les controverses politiques, par crainte instinctive de rompre ces attaches sentimentales, indépendantes de la volonté humaine, qui, pour des raisons inconnues de la science, lient parfois d’amour ou d’amitié des individus très différents.

Ces entrecroisements d’existences humaines ne seraient-ils pas régis par les horoscopes personnels, pour que chacun subisse toutes les épreuves qui lui sont prédestinées? La suite des événements devait confirmer cette hypothèse.

Nous entrâmes dans la bibliothèque. Mikhaïl baisa avec un respect affecté la main de ma tante qui lui dit avec bienveillance, en le tutoyant selon son habitude:

– Ah, tu es l’ami de Sérioja! Très bien, tu n’as qu’à nous écouter, nous, les vieux, cela te profitera. Je pense que vous êtes encore d’âge à prendre des leçons.

Ma tante, dont le visage aux yeux vifs s’encadrait de boucles blanches, portait toujours une robe de soie noire, à col de dentelles précieuses. Des bagues à chatons prétendus magiques ornaient ses doigts fins. Cette tenue immuable, jointe à son originalité de manière, la distinguait des dames de son milieu qui suivaient aveuglément la mode, et lui prêtait un charme énigmatique.

Ce jour-là, à part le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, vieillard de belle prestance, il n’y avait à la bibliothèque que des visages nouveaux, des élégantes, beaucoup de militaires et quelques jeunes pédants à face blême dont Pouchkine a dit si spirituellement: Dès qu’on les touche du doigt, leur omniscience jaillit, ils savent tout, ils ont tout lu.

À notre entrée, ces jeunes gens assaillaient à tour de rôle, tels des lévriers encore mal dressés pour la chasse, un homme de grande taille, entre deux âges, adossé à la fenêtre. Il leur répondait avec une irritation qui me surprit, et en termes nullement appropriés aux causeries mondaines.

– C’est Dostoïevski! me chuchota ma tante, avec un orgueil mêlé d’indulgence pour cet homme qui ignorait les usages du monde.

– Oui, je l’ai écrit dans mon article et je ne me lasserai pas de le répéter: ayons foi dans la nation russe, phénomène exceptionnel de l’humanité! s’écria Dostoïevski.

Il avait fortement appuyé sur les derniers mots, comme pour les incruster à jamais dans le crâne de ses auditeurs. Je m’aperçus que beaucoup d’entre eux en furent choqués: toute accentuation, aux yeux des mondains, est signe de mauvais goût; or lui, il semblait accentué des pieds à la tête, avec ses gestes gauches, sa voix sourde et trop expressive. Bref, il n’avait pas l’ombre de cette amabilité prodigue, par laquelle une personne qui ne vous a rendu aucun service, sait mériter à jamais votre reconnaissance.