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Iakov Stépanytch le reconduisit lui-même à la porte, poussa le verrou et revint en répétant d’un ton gai:

– Excusez-moi.

À présent il recevait une vieille.

– J’en pleure toutes les larmes de mon corps, je me traîne à ses pieds… elle ne m’écoute pas! gémissait-elle. Ça fait trois jours qu’elle reste assise sur le coffre, sans manger ni dormir; elle a des yeux fixes, larges comme des soucoupes, elle n’ouvre pas la bouche. Je parie qu’elle veut encore se pendre. J’ai laissé auprès d’elle son parrain et sa marraine, et je viens demander ton secours.

Elle tomba à genoux. Iakov Stépanytch cria d’une voix sévère en la relevant:

– Tu es indolente, ma bonne! Tu ne fais que pleurnicher, et tes larmes achèvent de la ramollir, comme une vapeur d’étuve. Celui qui n’a plus la force de vivre, il faut le ravigoter par la sévérité, par un courroux qui sente la dignité humaine et non par tes colères de bonne femme. Mais tu es sotte, la mère, il ne faut pas trop te demander! Amène-moi ta fille, de force s’il le faut, avec l’aide du parrain et de la marraine. Et si elle refuse, dis-lui que je viendrai, moi.

Ayant raccompagné la vieille pleine de gratitude, il poussa de nouveau le verrou et me dit, tel un médecin charitable:

– Par ici, je vous prie!

Mais je ne tenais plus à lui parler.

«Cet hypnotiseur de l’île Vassilievski doit me compter parmi sa clientèle. Où mettrai-je l’argent? Sur la table ou dans sa main?»

La seconde pièce, d’une propreté impeccable, était blanchie à la chaux, sans tapisserie. Un lit, deux chaises, le tout peint en blanc, mais aucune ressemblance avec une salle d’hôpital. Au-dessus de la table, une étagère chargée de livres. Je remarquai avec surprise la Vie de Jésus de Renan, en français.

Iakov Stépanytch s’en aperçut aussitôt.

– C’est Renan qui vous étonne? Un cadeau de Linou-tchenko. Il m’a traduit tout le livre, d’un bout à l’autre, et m’a laissé l’original en souvenir. Puisque vous allez demain à la closerie, saluez-le de ma part; c’est un homme vaillant.

Il me prit par la main et leva sur moi ses yeux limpides, un peu naïfs à première vue.

– Je n’ai pas l’intention d’aller à la closerie… Quelle idée! ripostai-je, luttant contre cette volonté qui s’imposait à moi.

– Mais si, vous irez… dit-il sérieusement, vous verrez bien que c’est nécessaire. J’ai pensé à vous toute la semaine. Mais je n’ai pas votre adresse, et puis il paraît que vous découchez depuis le jour de l’exécution.

– Vous êtes détective, ou quoi? éclatai-je.

– Oui, si l’on veut, repartit-il, le sourire aux lèvres. Pour aider les gens, on doit être renseigné. Mais venons-en à notre affaire. Elle est grave. J’ai pensé à vous jour et nuit, et voilà que la chance me favorise: vous vous êtes rappelé mon adresse…

– Seriez-vous sorcier? je tâchais de m’indigner du charlatanisme du vieillard, mais en mon for intérieur je croyais à toutes ses paroles.

– Il n’y a pas de sorcellerie, vous le savez aussi bien que moi, dit-il tranquillement. Mais il est des hommes doués d’une grande volonté. Les uns s’en servent pour le bien, les autres pour le mal. Dans les deux cas, à force d’exercer sa pensée, on parvient à des choses qui paraissent étonnantes mais ne sont au fond qu’une sorte de télégraphe. Aux Indes, tout fakir peut le faire… Chez nous aussi il y a des bonshommes comme ça. Moi, c’est mon grand-père qui me l’a appris. Mais il ne s’agit pas de moi. J’ai un secret à vous confier pour Linoutchenko. Impossible de le mettre par écrit… Bref, cet officier incarcéré au ravelin, celui dont avait parlé Piotr, votre ordonnance, je l’ai vu il y a quelques jours.

Iakov Stépanytch, la veilleuse et l’image sombre du Sauveur se voilèrent soudain de brume bleuâtre. Il y eut un remous, puis ce fut la nuit.

Exténué par l’insomnie et l’abus de l’alcool, je fus terrassé par le choc. Je repris connaissance sur le lit blanc de mon hôte, avec une compresse sur la tête. Cela sentait la sarriette et la menthe. Iakov Stépanytch s’affairait autour de moi avec une sollicitude de grand-maman.

– Pardonne-moi, mon petit, je t’ai assommé comme l’ours a fait de l’ermite! Vieux gaffeur, vieil imbécile que je suis! Mais toi, tu t’es rudement usé…

Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il me saisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à lui comme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la pure vérité.

– Ça va mieux? Prends cette potion et reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot à mot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas des choses à mettre par écrit.

Voilà ce que j’ai retenu.

Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalov la semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre de l’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palais d’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premier contact: quand le vieux était chauffeur du palais, sur la recommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié; l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et de sa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte, Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile à beaucoup de gens.

Le vieillard fut au rendez-vous, bien avant l’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Le cocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur son siège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta en face du palais; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte, des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmes surgirent à la portière.

Le comte descendit, les gendarmes sortirent une forme humaine qu’on ne pouvait discerner dans l’obscurité: haute taille, des fers aux mains et aux pieds. L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôt par les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit les jambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’oeil jusqu’au tambour qui mène aux sous-sols; Iakov Stépanytch et le comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef et verrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournant qui donnait accès aux appartements privés de l’empereur Nicolas.

Dès que les gendarmes eurent fait franchir le seuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porte extérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour de clef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre, près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pour accourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence. – Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit: «Tomber en démence». – Puis Chouvalov tira son revolver de l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite la porte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui était assis près de la fenêtre:

– Votre Majesté, nous voici!

Le comte prit par le coude le prisonnier qui, devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargés de fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur le bureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doubles pendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle qui regardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier un peu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.