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Mikhaïl aurait-il raison? Je le revois, la tête rejetée en arrière, face au vent. Ses yeux étincellent, il tient à la main la Cloche de Herzen. Il en a fait un rouleau et le brandit comme un bâton de maréchal. De sa voix grave et passionnée, il harangue des foules imaginaires:

– Supprimer l’inepte autocratie, c’est faire naître un régime nouveau, une vie nouvelle, magnifique.

Alors, je me le demande une fois de plus, Mikhaïl aurait-il eu raison de sacrifier à cette cause sa liberté et sa belle intelligence? La vie nouvelle, comme bien des choses déjà me le laissent pressentir, serait-elle décidément plus juste que l’ancienne? Quel est dans ce cas le Judas qui a tué en Mikhaïl non seulement un rival en amour, mais un champion de cette vie plus belle et plus libre? Mais qu’importe ma personne! C’est de lui seul que je veux parler, tant que j’ai de la mémoire et que ma main tremblante est encore capable d’écrire.

Comme je l’ai déjà dit, notre propriété était voisine de celle des Lagoutine. Véra, en raison de sa faible santé et sur l’instance de son père, venait passer les vacances à la maison, ce qui n’était pas permis aux autres pensionnaires de Smolny. Après être restés tout l’été ensemble, nous souhaitions de nous revoir en hiver. Nous avions beaucoup d’intérêts communs: moi je terminais mes études à l’école militaire, elle – à Smolny. J’ai toujours eu de la féminité dans mon caractère, et loin d’avoir été un mauvais soldat, je reconnais que je n’étais bon que dans le rang. L’audacieuse indépendance qui distinguait Mikhaïl, m’a toujours fait défaut. J’avais du goût pour la peinture et pouvais m’absorber durant des heures dans les harmonies de couleurs et les beaux effets de lumière. La place que tenait dans ma vie l’admiration contemplative, me fait supposer que j’étais né pour être peintre. Mais comme mon titre de noblesse et mon grade d’officier m’empêchaient de cultiver sérieusement les arts, mes talents entravés s’exprimaient par une sentimentalité excessive. Mikhaïl s’en était vite aperçu et raillait mes effusions.

J’adorais dès l’enfance Véra Lagoutina qui me dictait ses volontés. Avec l’âge, cela devait changer, mais je n’arrivais pas à prendre le ton juste. Et le croirez-vous? Je persuadai Mikhaïl, dont j’enviais la virilité, de venir au bal solennel, pour voir son attitude envers les femmes et l’imiter ensuite. Pauvre sot! J’aurais dû prévoir que si j’étais moi-même ensorcelé, le charme agirait infailliblement sur un être qui, de par sa nature, devait céder aux attraits de la force et du courage.

Mais, la tête farcie de rêves, je ne comprenais pas la vie réelle.

Bien que ce fût pour Mikhaïl une nouveauté et pour moi une chose accoutumée, j’étais plus ému que lui en me rendant au bal. Tantôt je trouvais mes parfums trop vulgaires, tantôt je craignais que mon menton ne fût mal rasé, tantôt j’avais l’appréhension de glisser sur le parquet et de tomber en entraînant ma danseuse.

Si souvent que je l’aie vu, le couvent Smolny, cette merveille d’architecture du comte Rastrelli, a toujours ravi mon âme sensible aux chefs-d’œuvre des arts plastiques.

En ce jour mémorable, les pilastres blancs sur fond gris bleu semblaient continuer l’atmosphère du soir hivernal et donnaient à l’édifice, si aérien déjà, l’aspect d’un mirage.

Les chapelles en forme de tour et les bâtiments conventuels évoquaient le souvenir de l’architecture italienne et les légendes des belles princesses, des dragons, des chevaliers. Derrière le jardin, par delà la glace bleue de la Néva, clignotaient les rares lumières du faubourg.

Au printemps, les dimanches de sortie, j’aimais traverser en canot le large fleuve, en admirant les proportions incomparables de la cathédrale, bleuâtre dans la clarté du soleil couchant. Je m’amusais à exécuter en imagination certain projet de Rastrelli, abandonné parce que son devis se montait à un prix exorbitant, même pour le siècle prodigue d’Elisabeth.

Rastrelli voulait élever sur la berge de la Néva un clocher de soixante toises de haut, couvert d’or et d’argent, avec des ornements d’un blanc neigeux sur fond d’azur éclatant. On avait déjà créé pour le chantier des briqueteries auxquelles plusieurs villages étaient rattachés, et on coulait les tuiles de bronze sous la direction d’un spécialiste étranger.

Ah, que ne suis-je né à l’époque de la Renaissance, lorsque les trois Parques, sur l’ordre du Destin, tissèrent d’un fil d’or, dans l’histoire de l’humanité, l’éveil du sentiment esthétique! Je n’y aurais pas été le dernier des pontifes.

Mais aujourd’hui le sort capricieux s’amuse à intervertir les étiquettes. L’homme naît dans un siècle qui n’est pas le sien, dans un entourage hétérogène, à une place qui ne lui convient pas. Iakov Stépanovitch, le plus sage des vieillards, que j’introduirai par la suite dans mon récit, m’a du reste expliqué les embarras de ma pensée:

– L’esprit qui préside à l’édification du monde est contraire à la justice humaine, et tout notre malheur c’est que nous n’avons rien pour le comprendre. Or, si nous le comprenions, nous ne serions plus étonnés que le rôle de meurtrier revienne à celui qui, dans le secret de son cœur, répugne à verser le sang, tandis que l’homme sanguinaire peut se poser en bienfaiteur. L’intelligent gagne péniblement sa vie, et le riche est pauvre d’esprit… Mais songe un peu: l’homme consentirait-il, de son plein gré, à s’atteler au joug ou à se pencher attentivement sur la vie d’un autre? Non, telle une flèche tirée à l’arc, il ne suivra que sa trajectoire. Les hommes ne sont pourtant pas des flèches, ce sont des gouttelettes destinées à former un vaste océan. Pour pouvoir élargir nos rives, chacun devrait sortir de sa coquille.

– Au demeurant, a ajouté Iakov Stépanovitch, il faut concevoir la chose de façon particulière, sans quoi on risque d’aggraver le non-sens de la vie.

Mais l’abus des digressions est ruineux pour mon écrit. C’est qu’il est défendu maintenant de prendre du papier à la cave. Hier, les fillettes m’en apportaient plein leur tablier, lorsque le gérant, survenu à l’improviste, leur a fait remettre les feuillets dans le tas. Je dirai pourtant quelques mots de l’Institut Smolny.

J’ai appris de ma tante, la comtesse Kouchina, que le dessein initial de Catherine II avait été de fonder un établissement pour l’éducation d’une «race nouvelle», avec le concours de nonnes instruites, comme cela se faisait en France.

À cette fin, le Saint Synode intimait au métropolite de Moscou l’ordre d’examiner personnellement les abbesses et les nonnes, pour choisir les plus dignes. Mais il y en avait si peu de lettrées et même d’aptes à soigner les malades, qu’on en garda un petit nombre seulement, pour le décor, si l’on peut dire. Dans ses recherches d’influences sur la «race nouvelle», Catherine se passionna bientôt pour une méthode plus conforme à ses goûts personnels: la participation de Voltaire et de Diderot.

Ma tante qui haïssait les encyclopédistes, racontait à ce propos une anecdote sur Voltaire: il s’était chargé d’écrire une comédie morale pour les jeunes filles, mais, habitué à ne produire que des blasphèmes, il avait la colique dès qu’il se mettait à cette œuvre décente. Catherine se plaignit à Diderot que le vieillard en décrépitude n’était plus capable de créer de jolies œuvres pour les exercices scéniques des demoiselles, à quoi Diderot, non moins athée, répondit textuellement: «C’est moi qui ferai les comédies pour les demoiselles, et avant que je ne vieillisse».