Vingt et quelques secondes s’écoulèrent encore et le froncement de sourcils de Casia, toujours aussi accentué, s’assortissait désormais d’un visage légèrement empourpré. « Il y a d’excellentes raisons à ces mesures, capitaine Geary. L’incapacité à se plier à l’expérience de la guerre pourrait avoir des conséquences funestes pour ces prisonniers que nous espérons libérer. »
Pointe empoisonnée, se dit Geary, et parmi les plus acérées qu’on lui eût plantées dans le cuir depuis un bon moment. C’était vrai d’une certaine façon, puisqu’il n’avait pas de la guerre une expérience aussi longue que les autres officiers de la flotte. Mais c’était également faux, car lui n’en avait pas retenu des enseignements fallacieux. S’il avait une certitude, c’était que les officiers supérieurs n’avaient rigoureusement rien à faire sur le dos de sous-offs s’efforçant d’effectuer leur travail. « Je vous remercie de vos éclaircissements, capitaine Casia, déclara-t-il d’une voix égale. Nous leur accorderons toute notre considération et nous prendrons toutes les dispositions qui nous sembleront appropriées. » Sans doute l’expérience de la paix est-elle différente de celle de la guerre, mais elle lui avait appris à dire « Fichez-moi la paix ! » d’une manière aussi parfaitement courtoise que professionnelle.
À voir l’expression de Casia moins d’une demi-minute plus tard, l’officier n’avait eu aucun mal à saisir le sous-entendu. « Après le désastre qu’a connu cette flotte lors de notre dernier passage à Lakota… »
Geary usa de son autorité de commandant de la flotte pour couper le son. S’il continuait d’écouter Casia, il allait piquer une crise et il ne tenait pas à ce que la colère obscurcît son jugement. Non sans regretter, l’espace d’un instant, que le capitaine Casia ne disposât pas de son propre bouton « option repoussée », il s’exprima d’une voix dure : « Si vous souhaitez être relevé de votre commandement avant le combat, capitaine Casia, vous pouvez encore transmettre votre dernier message. Ou bien cesser d’enfoncer une porte ouverte et vous atteler à votre travail. Si vous tenez à ce que nous ayons un entretien personnel après cet engagement pour discuter de la chaîne de commandement de la flotte et de la place que vous y occupez, je serai ravi de vous satisfaire. Soyez assuré que les fusiliers sont supervisés avec la plus extrême compétence et que vos inquiétudes ont été entendues. Fin de la transmission », ajouta-t-il avant de couper le contact avec le Conquérant.
Le capitaine Desjani se livrait à une excellente imitation d’un officier parfaitement inconscient du mécontentement de son supérieur hiérarchique. Sur toute la passerelle de l’Indomptable, le personnel observait la même attitude avec plus ou moins de succès. Il n’avait sans doute rien entendu de ce qu’avait dit Geary à l’intérieur du champ d’insonorisation qui conférait la plus grande intimité à ses conversations avec les autres vaisseaux, mais tout jeune officier apprend très vite l’art essentiel de percer l’humeur de son supérieur grâce à des indices tacites, tels que le langage du corps.
Geary fulmina encore un moment puis prit une profonde inspiration et appela le colonel Carabali, qui le scruta d’un œil circonspect. « Colonel, je présume qu’un contrôle direct exercé par des commandants de vaisseau sur vos hommes montant à l’abordage de l’Audacieux vous paraîtrait une distraction malvenue.
— C’est une supposition parfaitement fondée, capitaine Geary, convint le colonel des fusiliers.
— J’imagine aussi que vos officiers et sous-officiers sont capables d’empêcher vos hommes d’appuyer au hasard ou par inadvertance sur des boutons qui déclencheraient la surcharge du réacteur de l’Audacieux.
— Oui, capitaine.
— Et que, si un fusilier a besoin d’instructions ou de conseils du personnel de la flotte sur la façon de manipuler ce qui se trouve à bord de l’Audacieux, il saura et pourra les demander à qui de droit.
— Oui, capitaine.
— En résumé, colonel, je présume que vos fusiliers ont tout à la fois l’expérience, l’entraînement et l’intelligence de mener leur tâche à bien sans le concours des commandants de vaisseau.
— Oui, capitaine.
— Parfait. » Geary sentit qu’il se détendait, tandis que Carabali le fixait comme si elle s’efforçait de déceler un traquenard. « J’aimerais que vous m’aidiez à corroborer la véracité de mes présomptions. Si vos troupes pouvaient reprendre l’Audacieux sans rien faire sauter ni le vider de son atmosphère, je serais en mesure d’apporter une preuve concrète de leur aptitude à opérer efficacement sans que des officiers supérieurs de la flotte ne leur soufflent dans le cou. »
Le colonel Carabali hocha la tête : « Bien entendu, capitaine. Il n’y aura aucun déboire.
— Bon sang, colonel, toute opération a ses déboires. Efforçons-nous de les contenir dans la limite du raisonnable. »
Carabali finit par sourire avant de saluer. « Oui, capitaine. Je ferai part à mes gens de la confiance que vous leur accordez et je ne manquerai pas de mettre l’accent sur la nécessité de demander des conseils en cas de doute.
— Et d’éviter d’appuyer sur des boutons bizarres, ne put s’empêcher d’ajouter Geary.
— Absolument, capitaine. Parce que nous allons arraisonner un vaisseau où sont vraisemblablement détenus de nombreux prisonniers de guerre de l’Alliance, j’ai ordonné à mes chefs de peloton et de section d’exercer la plus ferme discipline de feu. Ils ne tireront sur rien ni personne avant d’être sûrs qu’il s’agit bien de l’ennemi.
— Excellente idée.
— Et ce sont tous des volontaires, ajouta le colonel. Puisqu’il y a de bonnes chances que les Syndics aient piégé le vaisseau de manière à faire sauter son réacteur dès que notre section d’assaut sera montée à bord. »
À cette perspective, Geary sentit ses mâchoires se crisper. « Je ne saurais vous dire à quel point j’apprécie leur désir de participer à cette opération en dépit de ce risque, colonel. J’ai prévenu les Syndics contre toute tentative de cette espèce, et ils sont avertis de ce qui les attendrait s’ils s’y aventuraient. Leurs modules de survie sont incapables de distancer nos vaisseaux. »
Le colonel des fusiliers sourit d’une oreille à l’autre. « Merci, capitaine.
— C’est moi qui vous remercie, colonel. S’il se produit une modification sensible de votre plan, faites-le-moi savoir. » L’image de Carabali disparut et Geary se rejeta en arrière en soupirant.
« Une autre crise conjurée ? s’enquit Rione.
— Traitée, à tout le moins, répondit Geary. Avez-vous appris quelque chose que je devrais savoir ? »
Elle lui jeta un regard de travers, consciente qu’il faisait allusion à ses espions dans la flotte. « Rien qui ne puisse attendre. » Elle hésita un instant puis se leva et se rapprocha pour lui parler à voix basse. « Seuls quelques-uns de mes agents ont pu me faire parvenir un bref compte rendu. Vos adversaires attendent manifestement de voir ce qui va se passer pour préparer leurs prochains coups.
— Merci. Qu’en pensez-vous ? Que vous semble ?
— Vous voulez mon avis ? s’enquit froidement Rione. Pourquoi ne pas poser de nouveau la question au commandant de votre vaisseau amiral ? »