— Seriez-vous en train de me dire que leur chaîne de commandement ressemble… (Geary jeta à Desjani un regard d’excuse) ressemble à ce qu’était cette flotte ? Je me serais attendu de la part des Syndics à une structure plus rigide. Tout ce que j’ai pu en voir le donnait à penser.
— Jusqu’à un certain point, expliqua patiemment Rione, non sans constater avec amusement l’embarras de Desjani. Tous ceux dont le grade est inférieur à celui de commandant en chef ont intérêt à obéir sans faire de vagues. Mais, une fois qu’un officier atteint cet échelon, on dégaine les couteaux. Parmi leurs commandants en chef règne une constante rivalité pour obtenir une affectation et un grade plus élevés, rivalité culminant chez ceux qui conspirent pour entrer au Conseil exécutif, à coups de tapes ou de poignards dans le dos.
— Guère différent de ce que font nos politiciens », marmotta Desjani comme si elle se parlait à elle-même, mais d’une voix assez sonore pour que Rione l’eût entendue.
Mais cette dernière se contenta d’un sourire glacial, sans lâcher Geary des yeux. « Le commandant en chef qui pourra s’attribuer le mérite de votre mort sera en bonne voie pour entrer au Conseil exécutif, reprit-elle. Rien d’étonnant si ces deux survivants de la flottille syndic perdent un temps précieux à s’en disputer le commandement. Contrairement à ce que pense le prisonnier de l’Ocréa, ils n’en discutent probablement pas entre eux, mais ils s’efforcent, chacun de leur côté, de persuader les commandants que les ordres et le règlement en vigueur le leur confèrent d’autorité. Ces commandants n’accepteraient que terrifiés d’obéir aux ordres d’un individu qui ne jouirait pas d’une bonne justification bureaucratique les autorisant à prétendre qu’ils n’avaient pas le choix.
— Rien à voir avec notre flotte, donc », fit remarquer Geary. Celle de l’Alliance s’était cherché un chef après la mort de l’amiral Bloch, tandis que la flottille syndic tentait de se mettre d’accord sur les stipulations du règlement. Si la flotte de l’Alliance s’était tout simplement pliée au règlement, son autorité de commandant en chef n’aurait pu être mise en cause, puisque son ancienneté dans le grade de capitaine remontait à un siècle et au jour où il avait reçu sa promotion « posthume », antérieure donc de plusieurs décennies à celle dont pouvait se targuer tout autre officier. Mais on n’avait aucune peine à imaginer que les autres problèmes soulevés par des commandants en chef craignant de l’enfreindre auraient pu aisément déséquilibrer les plateaux de la balance. « Nous avons joué de bonheur et gagné ainsi quelque quatre heures de répit, voire davantage, dans la chasse que nous livre la flottille syndic.
— Nous n’avons pas “joué de bonheur”, capitaine, se rebella Desjani. Vous avez vous-même dirigé la première attaque sur la formation Syndic en visant la position où, selon vous, devait se trouver son vaisseau amiral.
— N’oubliez pas que l’individu qui commandait aux vaisseaux syndics abandonnés à Lakota est aussi celui qui a perdu le combat pour le commandement de la flotte syndic lancée à nos trousses. Cela pourrait influer sur leur manière de réagir à la présence de la flotte.
— Bien vu, lâcha Geary. Mais comment est-ce que ça influencerait ce commandant ?
— Tout ce qui se passe actuellement arrive par la faute de cet officier qui a pris le commandement général et s’est lancé à nos trousses. Tous deux voulaient s’emparer de l’autorité pour s’attribuer le mérite de la destruction de la flotte, mais, maintenant, ils se retrouvent en position de recevoir un blâme. Quand cette flotte reviendra à Lakota, son commandant en chef sera avide de nous porter un coup assez sérieux pour contrebalancer ce que vous avez fait ici. »
Quatre heures au moins. Les muscles noués du dos de Geary se détendirent légèrement.
Ses vaisseaux pouvaient causer de gros dommages en quatre heures.
Trois
Trois croiseurs légers syndics furent encore déchiquetés puis les principaux éléments de la flotte de l’Alliance convergèrent sur la Flottille sacrifiée. Un nouvel essaim de modules de survie signala que de nombreux rescapés de vaisseaux syndics endommagés inaptes au combat les abandonnaient. Dans la mesure où cette flottille ennemie s’éloignait des assaillants de l’Alliance, la vitesse d’engagement culminait à 0,1 c, soit à un trente mille kilomètres par seconde relativement lent. Les combats spatiaux impliquaient souvent des flottes se croisant à une vitesse combinée proche de 0,2 c, limite au-delà de laquelle les systèmes de visée ne pouvaient plus compenser efficacement les distorsions relativistes qui gauchissent la vue de l’univers extérieur.
Dans ces conditions, et même à 0,1 c, une passe de tir se réduit à la fraction de seconde où les cibles sont à portée des armes et où les systèmes automatiques visent et tirent, puisque les sens des humains sont incapables de réagir assez vite.
Les première et septième divisions de croiseurs de combat, fortes chacune de trois vaisseaux, arrivèrent les premières à portée de tir. Tous les vaisseaux de l’Alliance approchaient par-derrière et légèrement au-dessus de la grosse sphère aplatie de la formation syndic. La sphère est certes une médiocre formation de combat, mais on l’avait sans doute adoptée parce qu’elle facilitait les travaux de réparation. Les vaisseaux rescapés de la Flottille sacrifiée n’étant pas en état de combattre, ceux de l’Alliance pouvaient couper sans risque au travers pour attaquer n’importe quel bâtiment. Le Courageux du capitaine Duellos mena le Formidable et l’Aventureux dans une passe rapprochée sur le seul cuirassé ennemi qui avait pu recharger quelques-unes de ses armes. Normalement, un cuirassé aurait pu échanger des salves avec trois croiseurs de combat pendant un bon moment, mais, en l’occurrence, celui-là était endommagé et nombre de ses systèmes n’étaient qu’à moitié rétablis. Ses boucliers étaient vérolés, son blindage criblé de brèches pas encore colmatées et la plupart de ses armes réduites au silence. Les croiseurs de combat de l’Alliance déchaînèrent un tir de barrage dévastateur en le frôlant, leurs lances de l’enfer braquées sur tout ce qui fonctionnait encore sur ce bâtiment, afin de le mettre définitivement hors d’état de nuire.
Alors même que les croiseurs de combat de Duellos s’en éloignaient, l’Opportun, l’Éclatant et l’Inspiré ciblaient un de leurs homologues ennemis, ainsi qu’un croiseur lourd tout proche qui avait réussi à rendre opérationnelles quelques-unes de ses armes. Un déluge de frappes ne tarda pas à laisser ces deux bâtiments totalement désemparés, tandis que la septième division de croiseurs de combat poursuivait son chemin, sur les brisées des vaisseaux de Duellos, vers le croiseur de combat blessé. Celui-ci s’était détaché un peu plus tôt de la Flottille sacrifiée et tentait à présent d’opérer la jonction avec les deux cuirassés filant en direction des bâtiments endommagés pour s’efforcer futilement de les protéger.
Quelques minutes plus tard, le Léviathan de Tulev menait ses croiseurs de combat à l’assaut de deux autres croiseurs lourds, qu’ils réduisaient à leur tour au silence avant d’achever les dernières armes encore intactes du cuirassé.
Desjani était passée en mode « acquisition de cibles », les yeux rivés sur son hologramme, tandis que l’Indomptable, le Risque-tout et le Victorieux gagnaient du terrain sur le seul croiseur de combat de la Flottille sacrifiée dont les armes fonctionnaient encore. « Indomptable et Risque-tout, visez les armes. Victorieux, visez les autres systèmes opérationnels. »