Geary soupira de soulagement puis transmit de nouvelles instructions. « À tous les vaisseaux de l’Alliance à l’exception de la formation des auxiliaires, adoptez la position spécifiée par rapport au vaisseau amiral Indomptable. » Sur son écran, la formation prévue ressemblait à une bille irrégulière s’étirant vers l’extérieur, face à la Flottille sacrifiée tout en la surplombant légèrement ; les sous-formations construites autour des croiseurs de combat et des cuirassés dessinaient une sphère grossière. Pas très esthétique, mais ça ferait l’affaire.
Sachant qu’il préférait les formations bien ordonnées, Desjani lui jeta un regard interrogateur. « Pour économiser les cellules d’énergie ?
— En partie. Les manœuvres de nos bâtiments seront réduites au minimum. Mais je me suis aussi dit que, si la flotte semblait quelque peu disloquée à l’arrivée des vaisseaux syndics retour d’Ixion, ils la croiraient peut-être encore sur le point de s’effondrer, comme elle en donnait l’impression quand nous avons quitté Lakota.
— Mais le croiront-ils quand ils auront vu ce que nous avons fait ici aux Syndics ? demanda-t-elle, dubitative.
— Il y a de bonnes chances pour qu’une flotte, même désorganisée, ait pu laminer les Syndics de ce système. Ça ne les abusera peut-être pas, mais il serait stupide de brûler maintenant nos cellules d’énergie. Dès que la flotte qui nous traque apparaîtra, nous bougerons rapidement et nous reprendrons ensuite une formation au carré. »
Tous les vaisseaux de l’Alliance avaient pivoté de manière à décélérer au moyen de leurs principales unités de propulsion sans trop s’éloigner pour autant d’auxiliaires à l’importance cruciale, et adopté leur position dans la formation que Geary avait mentalement baptisée la « vilaine grosse boule ». Maintenant qu’il avait la situation bien en main, que la flotte syndic lancée à leur poursuite n’apparaissait toujours pas et que les plus proches unités opérationnelles syndics se trouvaient déjà à une bonne heure-lumière de la flotte et déguerpissaient à toutes jambes, il céda derechef à la tentation et afficha une image de la reprise de l’Audacieux, vue par un officier des fusiliers.
Les navettes s’étaient non seulement accouplées aux vestiges des sas extérieurs et du quai d’appontement du cuirassé, mais aussi aux quelques larges orifices percés dans son blindage. Les détachements d’infanterie spatiale s’étaient engouffrés, prêts à tout, dans le vaisseau silencieux. La vue dont disposait à présent Geary par le truchement de la cuirasse de combat du fusilier qu’il avait élu montrait l’intérieur du bâtiment, auquel un effroyable amoncellement de dommages et l’absence de l’éclairage habituel conféraient un aspect étrange. Le lieutenant des fusiliers et sa section venaient d’atteindre un sas interne, suffisamment réparé pour qu’il recommençât à fonctionner, et traversaient des secteurs dont les cloisons trouées avaient été provisoirement colmatées pour empêcher la fuite de l’atmosphère.
Les fantassins de l’Alliance se déplaçaient rapidement, en scrutant les alentours, en quête de pièges, par le biais des senseurs de leur cuirasse de combat ; leurs armes cherchaient une cible dès qu’ils tournaient un coin pour s’engager dans d’étroites coursives jonchées de débris. Nul ennemi ne se manifestait et aucun piège n’était décelable, ce qui, au lieu de les rassurer, contribuait plutôt à accroître leur nervosité. Un autre sas, verrouillé celui-là, se dressa devant eux. Les fusiliers firent halte, aux aguets et leurs armes prêtes à tirer, pendant qu’un des leurs appliquait une minicharge à l’écoutille et la faisait exploser. « Pas de grenades incapacitantes ! aboya une voix sur leur circuit de commande.
— Mais, sergent, il pourrait y avoir…
—… des prisonniers de l’Alliance derrière cette écoutille et nous ignorons dans quel triste état nos gens pourraient se trouver sur cette épave. Une simple grenade incapacitante pourrait les tuer. Ne tirez qu’en visant, et personne ne s’y risque avant d’avoir positivement identifié une cible ennemie. Je descendrai moi-même le premier fils de pute ou la première pétasse qui s’avisera de loger une balle dans un prisonnier de guerre de l’Alliance. C’est vu ? » Un concert de voix lui répondit par l’affirmative.
Un des fusiliers agrippa l’écoutille et l’attira à lui pendant que les armes de ses camarades se braquaient sur le vaste compartiment qu’elle cachait.
L’espace d’un instant, Geary craignit qu’il ne fût bourré de cadavres de spatiaux de l’Alliance, puis il vit résignation, soumission ou terreur s’afficher sur les visages des détenus, toutes émotions qui cédèrent la place à l’incrédulité quand ils reconnurent la cuirasse de combat de leurs fusiliers. « Ça pue là-dedans, annonça le lieutenant à son supérieur. Trop de CO2.
— Faites-les sortir aussi vite que possible, lui ordonna-t-on. Le troisième peloton est en train d’installer un tube d’évacuation menant du dernier sas en état de fonctionner aux navettes. Giclez ! »
Les uniformes des prisonniers portaient les insignes de différents vaisseaux. Geary repéra dans les premiers rangs des écussons de l’Infatigable, de l’Audacieux lui-même, du croiseur lourd Bassinet et du destroyer Talwar. Quelques-uns des nouveaux libérés souriaient aux fusiliers qui les extirpaient du compartiment nauséabond, d’autres semblaient tout bonnement assommés quand ils les poussaient vers l’écoutille. « Première section ! Alignez-vous le long des coursives pour guider ces gens et faites-les avancer ! »
Un sous-officier qui portait l’écusson du Rebelle et dont le bras était pris dans une attelle improvisée s’arrêta en sortant du compartiment. « Première fois que je suis content de voir un fusilier, bredouilla-t-il en s’adressant à l’un d’eux. Je vous embrasserais presque.
— Pas ma tasse de thé, chef, répondit le fusilier. Adressez-vous plutôt à mon copain, là-bas. Mais continuez d’avancer. »
Nouvel appel sur le circuit de commande des fusiliers : « On a trouvé un autre compartiment dans cette direction, lieutenant ! Il a l’air plein de calmars de l’espace, lui aussi.
— Sortez-les de là et conduisez-les au tube d’évacuation ! Allez, allez, allez ! »
Geary coupa la connexion, regrettant de ne pouvoir continuer à regarder mais conscient d’avoir d’autres responsabilités. Constatant que Desjani l’observait, il lui fit un signe de tête. « L’infanterie est en train d’extraire nos gens de l’Audacieux. Ils étaient foutrement nombreux, apparemment.
— Parfait. » Desjani hocha la tête à son tour, en désignant son écran. « Nos auxiliaires se rapprochent des bâtiments de radoub syndics. »
Les quatre auxiliaires de la flotte avaient remorqué quatre gros bâtiments de radoub et glissaient à présent pour se mettre en position au-dessus de ces vaisseaux, tandis que leurs tubes transporteurs s’étiraient sous leur ventre, comme autant de gigantesques créatures tentant de s’accoupler avec des partenaires encore plus monstrueux. Ce qu’ils étaient d’ailleurs, d’une certaine façon. Geary dut jongler un petit moment avec ses menus, mais il réussit à afficher un diagramme montrant l’activité à l’intérieur des bâtiments syndics. Des symboles représentant les ingénieurs de l’Alliance faisaient sauter cloison après cloison pour dégager la voie jusqu’aux soutes pleines de minerais bruts des auxiliaires syndics, puis, dès que c’était chose faite, étirer d’autres tubes transporteurs de l’Alliance vers ces vaisseaux afin de les vider.
« Des images étrangement déstabilisantes, non ? » murmura Rione par-dessus son épaule. Elle s’était levée de son siège pour se poster juste derrière lui. « Ou bien n’est-ce que le point de vue d’une femme ? »