— C’est l’idée générale », admit-il, en espérant qu’indécision et affolement resteraient simulés.
Rione se rapprocha à nouveau de lui et s’assura que le champ d’insonorisation entourant son fauteuil de commandement était activé. « Même si je te dis que ce combat est très risqué ? Quelles sont nos chances de vaincre ?
— Tout dépend », répondit-il. Il prit conscience de l’accroissement de son inquiétude. « Sincèrement. Si tout se passe comme prévu, elles sont assez bonnes.
— Et… sinon ?
— Ça risque d’être moche. Il nous faudra les combattre tôt ou tard. »
Elle le dévisagea plus longuement. « Inutile de te répéter à quel point il est important que l’Indomptable regagne l’espace de l’Alliance. Pas la totalité de la flotte. L’Indomptable. La clé de l’hypernet syndic suffirait peut-être à faire pencher le plateau de la balance en notre faveur, même si l’on perdait tous les autres vaisseaux de la flotte. »
Geary fixa le pont. « Je sais. Mais pourquoi me le dire quand tu sais parfaitement que c’est inutile ?
— Parce que tu te concentres encore sur l’idée de la sauver autant que possible dans son intégralité. Tu ne dois pas perdre de vue le tableau général. S’il te fallait choisir entre sacrifier l’Indomptable pour tenter de sauver le plus grand nombre possible de vaisseaux, ou le ramener dans l’espace de l’Alliance quelles que soient nos pertes, ton devoir exigerait que tu te concentres sur lui.
— Je peux me passer d’un sermon sur mes responsabilités », marmonna Geary. Rione avait entièrement raison, il en était persuadé, mais cette sempiternelle rectitude était invivable.
« Les autres vaisseaux pourraient retenir les Syndics pendant qu’un détachement construit autour de l’Indomptable et chargé d’autant de cellules d’énergie que pourraient en transporter ces bâtiments regagnerait l’espace de l’Alliance, insista Rione d’une voix dépourvue d’émotion.
— Fuir, autrement dit. Tu es en train de me suggérer d’abandonner la flotte à son sort pour filer avec l’Indomptable et quelques autres vaisseaux ?
— Oui. » Il la regarda dans le blanc des yeux et y lut qu’elle-même n’appréciait guère sa suggestion mais se sentait obligée de l’avancer. Par devoir. Son devoir envers l’Alliance. « N’oublie jamais le tableau général, John Geary ! Nous sommes tous dans ce cas ! Il ne s’agit pas de ce que nous voulons faire mais de ce que nous devons faire ! »
Il baissa les yeux pour fixer de nouveau le pont. « Ce que nous devons faire pour vaincre. Nous en revenons à cela, n’est-ce pas ? » Rione ne répondit pas. « Tu voudras bien m’excuser, mais je ne suis pas le héros qu’il te faut. Je ne peux pas faire ce que tu me proposes.
— Il reste encore le temps…
— Je n’ai pas dit que c’était infaisable. Mais que j’en étais incapable. Je n’abandonnerai pas les autres vaisseaux à leur sort. Je ne permettrai pas au “tableau général” de justifier la trahison d’hommes et de femmes qui ont remis leur destin entre mes mains. »
Rione donnait l’impression d’être tout à la fois furieuse et implorante : « Tous ont prêté serment de se sacrifier pour l’Alliance.
— Oui, effectivement. Et moi aussi. » Il releva les yeux vers elle. « Mais je ne peux pas faire cela, même si l’Alliance devait en perdre la guerre. Le prix serait trop élevé. »
La colère de Rione s’exacerba. « Nous pouvons payer le prix nécessaire, capitaine Geary. Pour nos foyers. Nos familles.
— Je suis censé l’expliquer à ces familles ? “Peuple de l’Alliance, j’ai sacrifié vos parents, vos amis et vos enfants pour votre salut.” Combien de gens accepteraient-ils ce genre de marché ? Ceux qui y consentiraient mériteraient-ils de gagner cette guerre ?
— Nous y consentons tous les jours ! Tu le sais ! Tous les civils le font quand ils laissent leurs enfants partir pour le front ! Nous savons pertinemment qu’ils risquent leur vie pour nous. »
Elle avait encore raison. Mais pas entièrement. « Ils se fient à nous pour ne pas les gaspiller, affîrma-t-il pesamment. Ils n’échangeraient pas la vie de tous les spatiaux de la flotte pour une clé de l’hypernet syndic. Je les ramènerai chez eux dans l’espace de l’Alliance et je me battrai comme un beau diable pour y rapporter aussi cette clé, mais ne compte pas sur moi pour sacrifier la vie de mes gens en échange. L’instant où je décide qu’il y a un prix à payer est aussi celui où je trahis leur confiance et ce que je considère comme mon devoir. Nous vaincrons ou nous mourrons tous ensemble, avec honneur. »
Rione soutint un instant son regard puis secoua la tête. « Je suis en partie furieuse contre toi et en partie soulagée de n’avoir pas réussi à te convaincre. Je ne suis pas un monstre, John Geary.
— Je n’ai rien dit de tel. » Il désigna du menton l’hologramme où les mouvements des vaisseaux dans le système stellaire s’affichaient désormais très clairement. « Mais de nombreuses personnes mourront tout à l’heure à cause des décisions que j’ai prises par le passé et que je prendrai encore aujourd’hui. Je me demande parfois ce que cela fait de moi.
— Lis-le dans les yeux de tes camarades, capitaine Geary, répliqua-t-elle tranquillement. De ceux que tu refuses d’abandonner. Tu y verras le reflet de ce que tu es. »
Elle regagna son siège. Geary prit quelques profondes inspirations puis remarqua que Desjani s’absorbait totalement dans son travail. Il se demanda ce qu’elle avait deviné de sa conversation avec Rione.
Autant pour se changer les idées que par nécessité, il appela le capitaine Cresida. « Je vais ordonner aux auxiliaires de rompre le contact avec la Flottille sacrifiée dans deux heures. Entre-temps, ils devront continuer à faire étalage publiquement d’un désir frénétique de faire main basse sur tout ce qu’ils peuvent piller à bord des vaisseaux ennemis. »
Cresida hocha la tête ; seule la promptitude de ce geste trahissait sa nervosité avant la bataille. Trente et un cuirassés et treize croiseurs de combat fondaient droit sur sa force et, pour protéger les auxiliaires, elle ne disposait que de deux croiseurs de combat, quatre cuirassés dont trois à divers stades de réparation, et d’un petit nombre d’escorteurs plus ou moins endommagés. « Nous couvrirons les auxiliaires, mais nous aurons besoin de renforts.
— Ils viendront, lui affirma-t-il. Ne permettez pas au Furieux et à l’Implacable de s’engager dans un échange de tirs avec ces cuirassés syndics. Efforcez-vous de disloquer leurs assauts au lieu de les affronter. » Il abreuvait de conseils échafaudés un siècle plus tôt, en temps de paix, dans les séminaires de stratégie, une femme qui avait livré des dizaines de combats.
Mais Cresida se contenta de hocher de nouveau la tête comme si Geary venait de lui dévoiler un arcane de sagesse ésotérique. « Le Guerrier ne peut plus manœuvrer assez efficacement pour esquiver. Il devra affronter l’attaque. S’agissant du Majestic et de l’Orion, je ne saurais dire. »
L’écran de Geary affichant l’état des vaisseaux indiquait que Majestic et Orion avaient recouvré la presque totalité de leur capacité de manœuvre, et il en conclut donc que Cresida, en réalité, exprimait des doutes sur les réactions de leurs commandants face à un assaut ennemi massif. Lui-même n’avait aucune certitude à ce sujet. « Je comprends. Le Conquérant ne devrait pas vous poser de problèmes. » Techniquement, Casia était le supérieur de Cresida, mais Geary s’était donné la peine d’élaborer des ordres limitant à ce point son rôle à celui d’escorte rapprochée des auxiliaires qu’il ne serait probablement pas en mesure d’interférer dans les décisions d’une Cresida bien plus compétente.