« J’espère que le Conquérant réussira à créer de gros problèmes à l’ennemi, déclara-t-elle.
— Moi aussi. Nous disloquerons leur assaut avant qu’ils n’arrivent sur vous. Espérons que les dommages occasionnés suffiront à la bonne marche du plan. »
Le sourire de Cresida le sidéra. « Sinon, il y a des sorts moins enviables. On m’attend. »
Il fallut à Geary quelques secondes pour comprendre que ce « on » ne faisait pas allusion à quelqu’un qui l’attendrait chez elle, mais plutôt à ce qu’il arriverait si le Furieux était détruit durant le combat. « Nous avons besoin de vous, capitaine Cresida. Faites votre devoir, mais trop de héros sont déjà morts pour l’Alliance.
— En effet. » Cresida opina de nouveau.
Geary coupa la transmission et fixa son hologramme, où la puissante flotte syndic continuait d’accélérer vers le point d’interception. Il se demanda combien de héros mourraient encore pour l’Alliance avant la fin de cette journée.
Quatre
« Est-ce que vous comptez modifier la formation ? redemanda Desjani.
— Non. Pas question ! » Geary lui lança un regard agacé. Combien de fois lui avait-elle posé cette question au cours de la dernière heure ? « Nous devons passer pour une cible facile et désorganisée.
— Capitaine, avec tout le respect que je vous dois, nous faisons effectivement une cible facile et désorganisée. » Desjani vit Geary se rembrunir davantage, mais elle n’en poursuivit pas moins : « Notre puissance de feu est dispersée sur un vaste secteur de l’espace. Les Syndics pourront aisément submerger chacune de nos sous-formations l’une après l’autre, tout comme nous-même avons vaincu chaque formation syndic réduite que nous avons rencontrée. »
Elle était têtue, certes, mais aussi intelligente, et sans doute aurait-elle eu raison en d’autres circonstances. Geary s’efforça de refréner son irritation. « Nous ne pouvons pas engager le combat avec eux sous la forme d’une flotte. Si l’on tient compte de leurs réserves de missiles et de mitraille, sans doute bien plus importantes que les nôtres, ils jouissent d’une puissance de feu par trop supérieure.
— Si nous nous concentrions sur une partie de leur formation, comme vous l’avez fait à notre dernier passage à Lakota…
— Regardez, Tanya. » Il montra l’écran. « La dernière fois, les Syndics se sont laissé abuser par nous et se sont déployés pour tenter de nous prendre dans leur filet, ce qui nous a permis de concentrer nos forces et de crever ses mailles. Leur nouveau commandant en chef s’est montré assez malin pour retenir la leçon. La formation syndic est d’ores et déjà concentrée en une boîte passablement hermétique.
— En ce cas nous pouvons la contourner.
— Pas tant que nos réserves de cellules d’énergie sont aussi faibles ! En outre, nous devons nous inquiéter des auxiliaires ! Ils sont bourrés à bloc de minerais bruts et cette masse supplémentaire les rend encore plus poussifs. » Desjani fixait l’écran d’un œil noir, manifestement prête à opposer d’autres arguments. Geary dut prendre sur lui pour garder un ton pondéré. « La formation syndic a un lourd handicap : elle est si profonde et dense que son commandant en chef sera incapable de la manœuvrer facilement. Si notre piège fait long feu, il nous faudra tirer le meilleur parti de ce désavantage en frappant ses flancs encore et encore.
— Il faudrait une éternité pour en venir à bout, objecta Desjani. Là encore, nous n’avons plus assez de cellules d’énergie pour adopter cette stratégie. »
Il s’accorda quelques instants, avant de répondre, pour observer de nouveau l’hologramme où la flotte syndic ne se trouvait plus qu’à huit minutes-lumière. Elle avait désormais atteint une vélocité de 0,1 c et continuait de foncer droit eux ; sa boîte rectangulaire évoquait une énorme brique s’apprêtant à crever la bulle de l’Alliance. Desjani avait raison, bien entendu. Il le savait. La collision frontale de ces deux formations concentrées se solderait inéluctablement par l’éparpillement de celle de l’Alliance, puisque la flotte syndic était de loin supérieure en nombre. Mais au moins cette fin serait-elle rapide. À quoi bon battre en retraite, perdre un par un tous ses vaisseaux et faire durer plus longtemps l’agonie si, au final, la même défaite les attendait ?
L’alternative serait sans doute de fuir tout de suite, aussi vite que le pouvait la flotte, de sauter vers un autre système stellaire avec une tête d’avance sur les Syndics, tout en sachant qu’ils lui colleraient cette fois immédiatement aux talons et qu’on ne pourrait plus faire escale pour réapprovisionner les auxiliaires. Il lui faudrait tôt ou tard se retourner pour les combattre, sans doute dans des conditions encore moins propices. Il avait été contraint de s’attarder à Lakota pour refaire le plein, mais, s’il ne pouvait plus remplir ses soutes, la flotte se retrouverait de nouveau à court de cellules d’énergie ; et il voyait mal comment y parvenir sans affronter d’abord la flotte syndic lancée à ses trousses.
« Comment voulons-nous mourir ? » finit-il par chuchoter.
Desjani le dévisagea. « Nous parlions de la méthode à employer pour vaincre, capitaine.
— Alors, il nous faut combattre ici et tenter de réduire l’avantage des Syndics. Si notre plan marche, nos chances seront bien meilleures. Sinon, nous nous efforcerons de leur faire payer très cher leur victoire. Un choc frontal se traduirait probablement par notre anéantissement, avant même que nous soyons en mesure d’épuiser leur résistance. »
Elle le regarda puis hocha lentement la tête. « Les frapper à coups redoublés, sachant que le temps nous est compté, et sans rien épargner puisqu’il ne restera plus aucune raison d’épargner quelque chose. Nous n’irions pas plus loin sur le chemin de chez nous.
— Ouais, ça pourrait effectivement adopter cette tournure. » Il prit une longue et lente inspiration, soulagé d’avoir pu partager cette pensée avec un tiers.
Desjani reporta vivement le regard vers le fond de la passerelle. « Vous allez lui en faire part, à elle ? »
Elle ? Rione ? « Elle est assez courageuse pour le supporter, mais je crois qu’elle aura un certain mal à comprendre.
— Vous avez raison, à mon avis, capitaine Geary. Si nous ne pouvons pas l’emporter, nous nous évertuerons à faire regretter aux Syndics que leur vœu ait été exaucé, car cette victoire leur coûtera beaucoup plus qu’ils ne l’auraient cru possible. »
Geary sentit ses lèvres ébaucher un sourire et il opina : « Et comment !
— Délai avant engagement avec la flotte syndic estimé à une heure et demie », annonça la vigie des opérations.
De nouveau, ce n’était plus qu’une affaire de minutage. Ses instructeurs depuis longtemps décédés, tous officiers jouissant d’une expérience de plusieurs décennies des manœuvres de la flotte, lui avaient gravé dans le crâne que la pire tentation à laquelle devait résister un commandant en chef était d’agir trop prématurément. À voir l’ennemi se rapprocher pendant des heures et des jours, on n’avait que trop tendance à brûler les étapes, procéder trop tôt à des modifications qui n’auraient dû s’opérer qu’au tout dernier moment, juste avant que l’ennemi ait le temps d’y réagir en les constatant. Agir trop vite et lui laisser le temps de s’adapter au changement, c’est s’obliger à de nouvelles modifications auxquelles il réagira à son tour. Geary en avait eu la confirmation au cours d’exercices de la flotte où les commandants épuisaient leurs vaisseaux et leurs équipages avant même que les premiers tirs n’eussent été échangés.