Feindre l’indécision, feindre la panique alors même que la panique et l’indécision réelles menacent à chaque seconde de se réveiller. La flotte attendait ses ordres. Ses hommes lui faisaient confiance, même si diverses variations de sa discussion avec Desjani se déroulaient certainement à bord de nombreux vaisseaux. Mais ils l’avaient déjà vu arracher la victoire aux mâchoires de la débâcle, et ils patientaient donc.
La plupart, à tout le moins. Le capitaine Casia n’était pas content : « L’attaque syndic n’est plus qu’à cinquante minutes du contact ! Pourquoi mes vaisseaux doivent-ils encore se limiter à une vélocité de 0,02 c et escorter ces épaves syndics ?
— Vos vaisseaux escortent les auxiliaires de l’Alliance, lui fit remarquer Geary.
— Nous sommes les plus près de l’ennemi, et la formation de soutien la plus proche se trouve au moins à une demi-heure de distance !
— C’est exact, capitaine Casia ! »
Le visage de Casia vira à l’écarlate : « Je vais contacter les autres commandants de cette flotte et exiger une conférence stratégique immédiate pour décider de votre aptitude au commandement. Il nous faut un commandant en chef capable de prendre des décisions, au lieu de laisser cette flotte patienter les bras croisés quand une force syndic menace de la submerger. »
Déchaîner sa colère contre Casia eût sans doute été plus facile, mais Geary ne pouvait pas se le permettre. Pas plus, d’ailleurs, que la distraction d’une conférence immédiate de la flotte. Fort heureusement, il en savait assez désormais sur la mentalité de la flotte pour contrer Casia. « Déclineriez-vous l’honneur de vous trouver en première ligne ? s’enquit-il, non sans affecter une certaine surprise.
— Déc… ? » Casia s’interrompit brusquement et ravala sa salive avant de reprendre sur un ton moins faraud : « Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— J’ai disposé cette flotte de manière à ce que votre division de cuirassés entre la première au contact de l’ennemi.
Tenez-vous à ce que j’informe l’ensemble de la flotte de votre refus d’assumer ce rôle ?
— Je… Mon vaisseau et mon équipage ont droit à une chance de combattre.
— Ils l’auront, capitaine Casia. Je suis persuadé que le Conquérant et ses spatiaux ne démériteront pas. »
Incapable de contredire encore Geary sans se condamner aux yeux de ses pairs, Casia coupa brutalement la transmission.
Geary se rejeta en arrière en se massant le front ; il eût aimé que les Syndics fussent déjà là. Il se sentait déjà épuisé, et la journée était loin de s’achever.
« Une barre énergétique ? s’enquit Desjani en la lui en tendant.
— Dites-moi que ce n’est pas une Danaka Yoruk.
— Ce n’en est pas une.
— Merci. » Geary prit la barre puis en déchiffra l’étiquette : « C’est une Danaka Yoruk. Pourquoi m’avoir dit le contraire ?
— Parce que vous me l’avez demandé », expliqua Desjani sans réussir entièrement à réprimer un sourire. Sa bonne humeur reprenait toujours le dessus à l’approche de l’action. « C’est tout ce qu’il nous reste. Elles ont un goût affreux, de sorte qu’on commence par manger les autres. Nous avons encore en réserve quelques rations syndics de Sancerre que nous nous apprêtons à distribuer.
— À quoi ressemblent-elles ?
— Le sous-off qui s’est porté volontaire pour les goûter m’a laissé entendre qu’elles avaient au moins une grande qualité. » Elle montra la barre que tenait Geary. « Les Danaka Yoruk passeraient pour succulentes en comparaison.
— Si je dois affronter la mort aujourd’hui, pourquoi faut-il que mon dernier repas soit une Danaka Yoruk ? » se plaignit-il. Il déchira l’emballage puis en prit une bouchée et tenta de la faire passer sans en ressentir le goût. Il n’y parvint qu’à moitié.
La ration eut au moins un effet positif : le temps de l’ingurgiter, elle détourna son esprit de l’approche de la flotte syndic. Quand il se concentra de nouveau sur son écran, celle-ci n’était plus qu’à quarante minutes de la portée d’engagement. Encore cinq minutes. Puis le rideau se lèvera. J’ai besoin aujourd’hui de tout ce que vous pourrez m’offrir, ô mes ancêtres. Guidez-moi, s’il vous plaît.
Il appela les capitaines Tyrosian, Cresida et Casia sur une ligne commune. « Récupérez maintenant vos dernières navettes. Rompez le contact avec les bâtiments de radoub syndics, capitaine Tyrosian. Je vous fournirai les instructions de manœuvre pour vos vaisseaux dans quatre minutes. Capitaines Cresida et Casia, suivez les ordres, mais n’oubliez pas que votre priorité écrasante est de manœuvrer les vaisseaux que vous commandez de manière à protéger de votre mieux les auxiliaires rapides de la flotte. »
Il regarda les dernières navettes encore éparses s’engouffrer dans leurs baies du Titan et du Sorcière, tandis qu’on détachait les grappins et les transporteurs reliant les quatre auxiliaires aux bâtiments de radoub syndics. Il vérifia la dernière trajectoire connue de la flotte syndic, calcula la solution de manœuvre et procéda à un léger ajustement de dernière minute. Les soixante ultimes secondes s’écoulèrent et il contacta de nouveau les auxiliaires. « Capitaine Tyrosian, faites accélérer vos bâtiments au maximum de leur capacité. Dès que vous vous serez dégagés de la Flottille sacrifiée, altérez votre course de trois degrés sur bâbord et d’un degré vers le bas. Informez les commandants du Titan, du Gobelin et du Djinn qu’ils doivent procéder aux manœuvres nécessaires pour adopter un vecteur tel que la trajectoire qui permettra aux Syndics de les intercepter le plus rapidement passe directement par le centre de la Flottille sacrifiée.
— À vos ordres, capitaine !
— Le succès de ce plan de bataille dépend de vous et des autres auxiliaires, capitaine. Je peux vous garantir que le reste de la flotte vous apportera son soutien. »
Tyrosian lui adressa un sourire crispé. « Je sais que vous voulez offrir un beau spectacle aux Syndics, capitaine. On ne vous laissera pas tomber. »
Geary consulta de nouveau son hologramme. Les Syndics n’étaient plus qu’à trois minutes-lumière, et le délai séparant ce qu’il en pouvait voir de ce qu’ils faisaient réellement se raccourcissait très vite. Le moment était-il venu de repositionner quelques-uns de ses autres vaisseaux ? Pas encore. Il devait absolument minuter leurs déplacements avec précision, faire croire aux Syndics que l’Alliance réagissait de manière fragmentaire et désordonnée, alors qu’en réalité ses vaisseaux s’apprêtaient à les frapper simultanément à courte portée.
Titan, Sorcière et Djinn accélérèrent avec une lenteur effroyable, encore amplifiée par la masse supplémentaire qu’ils avaient récupérée sur les bâtiments de radoub ennemis. Geary avait tenu compte de ce facteur, et il espérait que les systèmes de manœuvre et sa propre expérience des auxiliaires étaient assez précis pour leur éviter d’être rattrapés trop prématurément par la flotte ennemie.
Entre les quatre auxiliaires et la flotte syndic, les quatre cuirassés et les deux croiseurs de combat de Cresida accéléraient aussi et maintenaient jusque-là leurs positions relatives. Autour d’eux, les deux croiseurs lourds, vingt croiseurs légers et des destroyers servant également d’escorteurs réduisaient leur vitesse et conservaient aussi leur position par rapport aux auxiliaires de l’Alliance.