Les Syndics se rapprochant, Geary devrait concentrer ses forces sur les auxiliaires et minuter avec précision les déplacements de chaque formation afin qu’elles arrivent ensemble à proximité. Ses sous-formations de croiseurs de combat se trouvaient à l’avant de la vilaine grosse boule, au plus loin, donc, de l’ennemi, de sorte qu’il lui faudrait les retourner les premières pour les lancer sur une trajectoire d’interception de la flotte syndic. Heureusement, cette manœuvre agressive des croiseurs de combat serait précisément celle que l’ennemi s’attendrait à voir.
Si la surprise opérait, Geary aurait la possibilité de concentrer ses forces pour frapper rudement les Syndics à peu près au même moment et depuis de multiples azimuts. Si elle n’opérait pas… eh bien, ses sous-formations devraient exécuter des passes de tir rapides et répétées sur les flancs de la boîte syndic, en évitant d’offrir à la riposte ennemie l’occasion d’une attaque concentrée sur une seule puissante formation ; et, du moins fallait-il l’espérer, en réduisant graduellement sa résistance avant que les vaisseaux de l’Alliance ne subissent de trop sérieux dommages ou n’épuisent leurs cellules d’énergie. Les chances de réussite étaient minces, voire nulles, mais supérieures à celles de toutes les autres options qu’il avait pu échafauder.
Geary était conscient que tout le monde sur la passerelle le fixait à présent, mais que personne ne lui adressait la parole. Ils savaient qu’il lui fallait éliminer toutes les sources de distraction afin de pressentir le bon moment où il devrait ordonner à chacune de ses sous-formations d’adopter de nouveaux vecteurs, en tenant compte du délai de retard de son image des mouvements ennemis, du temps nécessaire à retourner et faire accélérer ses différents types de vaisseau, et des délais de transmission entre ses propres bâtiments. « Formation de l’Alliance Bravo Cinq. » Il s’agissait de celle construite autour des quatre croiseurs de combat de Duellos. « Accélérez à 0,08 c et manœuvrez pour intercepter la flotte syndic. » Il n’aurait pas le temps de peaufiner l’approche de chaque sous-formation, mais il pouvait au moins régler leur vélocité pour leur faire opérer au bon moment le contact avec l’ennemi, et, pour le reste, à tout le moins, compter sur la capacité de la plupart de ses commandants à suivre les recommandations de leur système de manœuvre.
Quelques minutes plus tard, il appelait la sous-formation construite autour de la septième division de croiseurs de combat : « Accélérez à 0,09 c et manœuvrez pour intercepter la flotte syndic. » Au cours des minutes qui suivirent, il ordonna à ses autres croiseurs de combat de se retourner vers l’ennemi et d’accélérer, avant de donner des instructions similaires à ses sous-formations de cuirassés. Plus proches des auxiliaires, ces derniers accéléraient plus lentement.
Sur son écran, Geary vit la vilaine grosse boule s’effondrer de guingois, tel un ballon de forme irrégulière en train de se dégonfler, à mesure qu’une sous-formation après l’autre revenait vers un point précis de la trajectoire adoptée par les auxiliaires. Elle n’évoquait nullement une flotte pivotant pour affronter l’ennemi, mais donnait plutôt l’impression que chaque sous-formation avait décidé d’agir indépendamment des autres.
« Très joli, constata Desjani avec admiration. Affreux, mais très joli. Si je me trouvais à l’extérieur de la flotte, il me semblerait que chaque sous-formation décide de son propre chef.
— Espérons que ça marchera », marmonna Geary.
Toute l’action se déroulait le long d’une seule trajectoire partant du point de saut pour Ixion : la sous-formation de l’Alliance contenant les auxiliaires faisait une cible mouvante que chargeait la boîte de la flotte syndic, arrivant dessus par-derrière et légèrement en surplomb, tandis que la vilaine grosse boule de l’Alliance s’effondrait au-dessus, avec une courte tête d’avance, pour fondre grosso modo sur le même point. La sphère aplatie de la Flottille sacrifiée se trouvait entre la flotte syndic et celle de l’Alliance. Alors que se rapprochait le moment de l’interception des auxiliaires par les Syndics, le capitaine Cresida, consciente que ses croiseurs de combat ne survivraient pas à un choc frontal avec les cuirassés syndics mais s’efforçant de disloquer l’attaque, ordonna au Furieux et à l’Implacable d’accélérer en direction de l’ennemi.
La trajectoire des Syndics obéissait à celle de leurs cibles, les auxiliaires de l’Alliance qui prenaient du retard. Ceux-ci avaient maintenu un cap et une vélocité calculés pour contraindre les Syndics qui les poursuivaient à traverser directement une Flottille sacrifiée à la dérive, dont les vaisseaux de guerre gravement endommagés étaient désormais désertés. L’instinct de l’homme le pousse toujours, serait-ce dans l’espace, à se cacher derrière quelque chose, même si ce bouclier est piteusement inadéquat, de sorte que les manœuvres des auxiliaires pouvaient passer pour une tentative certes désespérée mais parfaitement naturelle : ils s’efforçaient de s’abriter derrière le seul obstacle qui s’interposait entre eux et l’ennemi.
Un commandant syndic moins persuadé de la désorganisation, de la fuite et de la débâcle imminente des forces de l’Alliance, moins focalisé sur la gloire et l’avancement que lui rapporterait sa victoire, et moins aveuglé par la colère, en raison des pertes qu’elle avait infligées aux vaisseaux de son camp dans le système de Lakota, se serait sans doute demandé pourquoi les auxiliaires ne semblaient bénéficier que d’un si faible soutien. Mais le pillage aussi frénétique qu’ostentatoire des vaisseaux de la Flottille sacrifiée, pillage auquel ils s’étaient livrés jusqu’à la dernière minute, ne pouvait que conforter les attentes des Syndics : la flotte de l’Alliance avait désespérément besoin de reconstituer ses réserves.
La situation paraîtrait désormais parfaitement normale à tout observateur ne cherchant pas à voir au-delà de la fuite apparente de vaisseaux de guerre de l’Alliance s’efforçant d’interposer entre eux et la menace directe de la flotte syndic qui fondait sur eux le bouclier factice des carcasses d’une Flottille sacrifiée. En se retournant pour se précipiter en vrac dans la mêlée, les croiseurs de combat de l’Alliance étayaient encore les espérances des Syndics, tout comme les manœuvres tardives de ses cuirassés se portant à la rescousse des auxiliaires. C’était sans aucun doute ce à quoi s’attendait le commandant ennemi.
Si tout semble se conformer au plan, efforcez-vous de repérer ce que vous avez négligé et qui risque de vous mordre les fesses, se plaisait à dire le deuxième commandant en chef de Geary.
N’ayant visiblement pas profité de ce conseil avisé, le commandant en chef syndic continuait de charger bille en tête sur la trajectoire d’interception la plus directe et serrée que pouvait emprunter sa flotte, et devait déjà savourer sa victoire. Les bâtiments abandonnés de la Flottille sacrifiée étaient incapables de manœuvrer et ne disposaient d’aucune arme opérationnelle, de sorte qu’ils ne représentaient nullement une menace pour des vaisseaux de guerre passant à proximité des trajectoires prévisibles d’épaves à la dérive.
Sans la suggestion inspirée de Victoria Rione, sans doute ce commandant en chef aurait-il pu affirmer sans risque qu’il ne se trompait pas. Après tout, les champs de mines sont censés se cacher le mieux possible, pas trôner en pleine vue, et les mines elles-mêmes doivent être assez petites pour que leur découpe furtive suffise à les dissimuler, mais pas aussi énormes que des réacteurs.