— Non, capitaine. Le plus haut gradé présent à leur bord est le lieutenant Rana, grièvement blessé. »
Geary regardait s’éloigner du Guerrier les symboles représentant ses modules de survie d’un œil singulièrement détaché, l’esprit comme anesthésié par toutes les pertes de cette journée. Ces capsules étaient censément conçues pour gicler promptement loin de leur bâtiment, puisque la distance qui les en séparait risquait d’être un facteur critique, ce qui était particulièrement vrai en l’occurrence. « Dans quel délai seront-elles hors de la zone dangereuse estimée pour le rayon de l’explosion du cœur du réacteur ? s’enquit-il.
— Dans cinq minutes, capitaine. En fonction de ce que nous savons de l’état actuel du réacteur du Guerrier et des relevés que nous recevons. »
Sept minutes plus tard, alors que les destroyers du vingtième escadron s’en trouvaient encore à seize minutes, Geary vit l’image du Guerrier s’épanouir en une sphère irrégulière de lumière et de débris. Il se fit confirmer que les capsules de survie s’étaient suffisamment éloignées de la zone de dévastation pour absorber l’onde de choc, ferma les yeux puis prit une longue inspiration et appela le Gavelock. « Capitaine Pastak, veuillez modifier votre mission pour récupérer les modules de survie du Guerrier. Ils se trouvaient assez proches de la surcharge du réacteur pour que plusieurs aient subi des dommages. Merci, merci à tous vos vaisseaux pour vos efforts. »
Le lugubre accusé de réception de Pastak lui parvint quelques minutes plus tard, puis Geary se rejeta en arrière en fermant de nouveau les yeux. « Capitaine ? » chuchota Desjani. Il secoua la tête, refusant toute conversation. Au bout d’un moment, la main de Desjani se referma sur son poignet et l’étreignit un bref instant avant de se retirer, comme pour un muet réconfort. Elle savait ce qu’il ressentait et, d’une façon, ça l’aidait à le supporter.
Cinq
La tension engendrée par l’inquiétude relative à l’imminence du combat se dissipant pour céder la place aux affres suscitées par ses conséquences, Geary poussa un soupir. Il se sentait invraisemblablement fatigué, comme si, au lieu d’avoir passé près d’une journée sur la passerelle de l’Indomptable, il y était resté une bonne semaine.
« La force de surveillance syndic se trouve encore à trente minutes-lumière du portail de l’hypernet, annonça Desjani d’une voix lasse. Si elle conserve cette vélocité, elle l’atteindra dans quatre heures et demie environ.
— Parfait. » Geary se frotta les yeux puis reporta le regard sur l’écran. Cette formation ennemie était désormais à près de deux heures-lumière de la flotte. Se fût-elle trouvée beaucoup plus proche qu’il aurait sans doute dû s’inquiéter d’une charge suicidaire contre l’Indomptable ou les auxiliaires, mais, à cette distance, il lui faudrait près de vingt-quatre heures pour les atteindre. « Nous pourrons donc décider plus tard de ce que nous devons en faire, j’imagine. »
Pour l’instant, les sujets d’inquiétude n’étaient guère nombreux. La force de surveillance allait manifestement maintenir sa position près du portail, à environ deux heures-lumière et demie de la flotte de l’Alliance sur bâbord, comme elle l’avait déjà fait lors de son dernier passage. La seule planète habitable que présentait Lakota orbitait de l’autre côté de l’étoile, à près de deux heures-lumière un quart sur tribord. Les installations militaires qu’y possédaient les Syndics ne représenteraient une menace pour la flotte que si elle s’en rapprochait, ce dont Geary n’avait nullement l’intention.
Cela dit, la présence syndic dans ce système semblait pressée d’aller se mettre au vert, à mesure que les images du dernier combat touchaient différents secteurs de Lakota. Des vaisseaux marchands fuyaient vers tous les refuges qui s’offraient à eux, et les colonies et autres exploitations minières des planètes extérieures fermaient leurs équipements pour envoyer leur population dans les abris dont elles disposaient. Habitués à voir les forces de l’Alliance bombarder les planètes syndics, les gens de ce système s’attendaient au pire de la part de la flotte victorieuse. Le pire ne se produirait pas mais, pour le moment, Geary n’avait pas l’intention de le leur expliquer.
Tout autour de l’Indomptable, les vaisseaux de la flotte de l’Alliance désormais largement dispersée procédaient à des réparations d’urgence ou poursuivaient les bâtiments syndics qui, réduits à l’impuissance, n’avaient pas été détruits lors du combat, pour veiller à la surcharge de leur réacteur. Les Syndics ne pourraient strictement rien renflouer. Des navettes chargées de pièces détachées pour les bâtiments qui en avaient un besoin pressant circulaient entre les vaisseaux de la flotte. Destroyers et croiseurs légers sillonnaient l’espace en quête de tout module de survie allié éjecté par les vaisseaux en perdition. Geary savait d’ores et déjà que les spatiaux d’un de ces modules, après avoir abandonné le cuirassé Infatigable durant le premier engagement dans le système de Lakota des semaines plus tôt, avaient été capturés par les Syndics, transférés à bord de l’épave de l’Audacieux, libérés aujourd’hui même par les fusiliers de l’Alliance puis transbordés sur le croiseur lourd Fascine ; ils avaient dû l’abandonner à son tour quand il avait été abattu, pour être à nouveau récupérés par le croiseur léger Tsuba. Il se demandait si ces matelots se regardaient comme chanceux ou malchanceux, et s’ils ne s’inquiétaient pas d’embarquer sur des rafiots de plus en plus petits.
Rione se leva, non sans pousser elle aussi un gros soupir. « Je dois aller faire quelques menues vérifications. Si vous avez besoin de moi, faites-le-moi savoir », ajouta-t-elle.
Besoin d’elle ? Cela pouvait avoir plusieurs sens très différents. L’ambiguïté de la formulation poussa Geary à se demander si d’aventure Rione n’aurait pas décidé qu’il était largement temps pour eux de renouer physiquement. Puis il remarqua que les mâchoires de Desjani s’étaient crispées l’espace d’un instant, en même temps qu’elle gardait les yeux rivés sur son écran avant de se détendre à nouveau. Elle avait interprété de la même façon les paroles de Rione, manifestement, et ça ne lui avait pas plu. Il ne l’avait encore jamais vue réagir ainsi, et il se demanda si elle ne s’inquiétait pas davantage qu’il ne l’avait cru de l’influence qu’exerçait Rione sur lui.
Mais il ne pouvait guère en débattre avec elle pour l’heure, aussi se tourna-t-il vers Rione en secouant la tête. « Tout se passera bien. Allez-vous reposer un peu.
— Ça m’étonnerait, mais je vais essayer. »
Desjani se détendit visiblement après son départ. « Vous devriez aussi aller dormir un peu, capitaine.
— La bataille a laissé trop de dégâts à réparer, répondit-il.
— On s’en chargera. Vous avez déjà ordonné à nos vaisseaux de reprendre leur position dans la formation Delta Deux dès qu’ils auraient terminé leurs opérations de nettoyage. Ils peuvent très bien s’en acquitter sans que vous supervisiez. Même l’Orion et le Conquérant sont capables de mener leur tâche à bien si on ne leur tire pas dessus.
— Ouais. J’imagine. » Geary se leva, surpris de légèrement flageoler sur ses jambes. « Vous n’allez pas vous reposer ? »
Desjani haussa les épaules comme pour s’excuser : « Je suis le commandant de l’Indomptable, capitaine.