— Et les commandants de vaisseau n’ont jamais droit au repos. » Il hésita un instant avant de poser une question qu’il aurait préféré éluder : « Combien l’Indomptable a-t-il perdu de spatiaux ? »
Desjani inspira profondément puis répondit d’une voix ferme : « Douze. Nous avons eu de la chance. Plus dix-neuf blessés, dont deux dans un état critique.
— Je suis désolé. » Geary se massa le front ; des mots sans queue ni tête lui traversaient l’esprit : honneur, sacrifice et ainsi de suite. Douze spatiaux de plus qui ne reverraient pas leur planète natale, leur famille et leurs êtres chers. Et cela sur ce seul vaisseau légèrement endommagé. Multipliez le chiffre par le reste de la flotte et, soudain, la grande victoire vous semblait beaucoup moins digne d’être fêtée.
Desjani ressentait peut-être la même impression. Elle secoua la tête comme si elle lisait dans ses pensées. « Nous devons être tous légèrement ébranlés, capitaine. Demain, je serai peut-être capable d’apprécier ce que nous avons réalisé ici. Pour l’instant, je m’efforce seulement de continuer.
— Tout comme moi. » Il fixa le pont en fronçant les sourcils. « Qu’est-ce que je m’apprêtais à faire ?
— À aller vous reposer, capitaine, insista Desjani.
— Si vous vous en souvenez, c’est que vous êtes en meilleur état que moi. Je reviens dans un petit moment.
— D’accord, capitaine.
— Je suis sérieux, capitaine Desjani.
— Oui, capitaine. »
Geary quitta la passerelle persuadé que Desjani avait décidé en son for intérieur de ne le rappeler qu’en cas d’extrême urgence, mais qu’elle était trop épuisée pour en débattre plus longuement.
L’alarme des communications de sa cabine vibra furieusement, le réveillant en sursaut. Il s’était assoupi dans un fauteuil et il lui fallut quelques secondes pour se réorienter avant de prendre l’appel.
« On a un problème au portail de l’hypernet, capitaine Geary », annonça Desjani.
L’estomac de Geary se plomba. « Des renforts syndics ? » Sa flotte n’était pas en état de livrer un combat décisif. La dernière fois qu’elle était passée par ce système stellaire, les extraterrestres qui vivaient de l’autre côté de l’espace syndic avaient détourné une forte flotte ennemie vers Lakota, mystifiant sans doute les Syndics mais leur offrant une bonne occasion de l’anéantir. Et ils avaient bien failli y parvenir. Ces extraterrestres avaient appris par on ne sait quel moyen que la flotte de l’Alliance se trouverait la première à Lakota, mais son saut presque immédiat vers Ixion aurait normalement dû leur faire perdre sa piste.
« Non, capitaine. » Desjani poursuivant sur sa lancée, le soulagement de Geary ne tarda pas à se dissiper : « La force de surveillance syndic détruit le portail. »
Geary franchit en un temps record la distance qui le séparait de la passerelle et se figea près de son fauteuil de commandement pour fixer les images que montrait son écran. Ainsi que l’avait signalé Desjani, les vaisseaux de la force de surveillance avaient ouvert le feu sur le portail. « Ils le démantèlent. Alors que nous en sommes encore à plusieurs heures-lumière. » L’incrédulité de Geary devait sauter aux yeux.
Desjani, qui consultait son propre écran, eut un geste de mépris. « Le commandant en chef de cette force syndic a sûrement paniqué. Il a sans doute reçu l’ordre de nous en interdire l’accès, de sorte qu’il prend prématurément les devants.
— Mais la flotte en est encore si éloignée que la décharge d’énergie n’aura guère de chances de nous affecter ! » Geary fixait les symboles représentant la force de surveillance syndic. « Et ses vaisseaux à lui sont sur place. Pourquoi opter pour un suicide quasiment assuré quand rien ne vous y oblige ? »
Ce fut Rione qui lui répondit, d’une voix tranchante. Il ne l’avait pas vue arriver sur la passerelle, mais elle devait se trouver juste derrière lui. « De toute évidence parce qu’il ignore ce qu’il adviendra quand le portail s’effondrera. On ne l’en a pas informé, soit parce qu’on a sottement jugé bon de garder le secret, soit parce que nul n’a songé à le faire compte tenu de la défaite apparente de la flotte dans ce système stellaire, deux semaines plus tôt.
— Ou bien parce que le Conseil exécutif syndic ne tenait pas à ce que son commandant en chef sur site sache ce qui se passerait et qu’il l’a délibérément maintenu dans l’ignorance afin qu’il se plie aux ordres », renchérit Desjani sans s’adresser à personne.
Geary, non sans écœurement, pressentit que l’intuition de Desjani était la juste. Les dirigeants syndics auraient probablement tenu à s’assurer que la flotte de l’Alliance n’emprunterait pas le portail de l’hypernet et gardé sous le boisseau toute information susceptible de faire hésiter leur subordonné au moment de le détruire.
« Néanmoins, poursuivit Rione comme si Desjani ne s’était pas exprimée, ce commandant, terrifié à l’idée de voir notre flotte réaliser de nouveau un exploit censément impossible, croit jouer la sécurité sans se douter qu’il les condamne tous à mort. »
Geary se tourna vers elle. « Les Syndics joueraient la sécurité de peur de voir notre flotte accomplir l’impossible, dites-vous ? »
Rione soutint froidement son regard. « Ce n’est pas à moi qu’il faut le reprocher. C’est vous qui persistez à réaliser l’impossible. »
Argumenter avec Rione restait manifestement aussi futile que d’habitude. Il s’accorda un instant de réflexion puis appela le Furieux. « Capitaine Cresida, pourriez-vous me fournir une estimation du délai qu’il faudrait à cette force syndic pour provoquer l’effondrement du portail ? »
L’image de Cresida apparut quelques secondes plus tard ; elle hochait la tête. « Un petit instant, capitaine. » Elle jeta un regard de côté comme pour consulter des informations puis le reporta sur Geary. « S’ils continuaient de tirer et de détruire les torons du portail au même rythme, il leur faudrait encore, selon mes calculs, entre vingt et trente minutes pour déclencher son effondrement incontrôlable. Pardonnez-moi de ne pas me montrer plus précise, mais, dans la mesure où nous ne pouvons pas nous référer à de plus amples données relatives à l’effondrement d’un portail, cette conclusion reste essentiellement théorique. »
Vingt ou trente minutes. Et le portail se trouvait encore à deux heures-lumière et demie. « Il se serait donc déjà effondré depuis un peu plus de deux heures ? »
Quelques secondes s’écoulèrent puis Cresida opina de nouveau : « Oui, capitaine.
— Existe-t-il un moyen d’évaluer l’intensité de la décharge d’énergie avant qu’elle ne nous atteigne ?
— L’onde se propagera à la célérité de la lumière, capitaine Geary. » Cresida secoua la tête. « Nous ne la connaîtrons que quand elle nous frappera. Ce qui pourrait se produire dans une vingtaine de minutes. »
Ils n’avaient que bien peu de temps pour réagir. Geary pivota vers Desjani. « Calculez-moi une trajectoire diamétralement opposée à la position du portail. » Pendant qu’elle s’y attelait, il consulta l’hologramme pour vérifier la disposition de ses vaisseaux et se rendit compte qu’il n’avait plus le loisir de la modifier.
« Cent quarante degrés sur bâbord, douze vers le bas », annonça Desjani.
Geary enfonça la touche de commande du canal général de la flotte. « À toutes les unités de l’Alliance. Changement de cap immédiat. Tous les vaisseaux doivent virer de cent quarante degrés sur bâbord et de douze vers le bas en accélérant à 0,1 c. Je répète : exécutez sur-le-champ un virage de cent quarante degrés sur bâbord, piquez de douze degrés vers le bas et accélérez à 0,1 c. La force de surveillance syndic a fait s’effondrer le portail de l’hypernet de ce système et engendré une décharge d’énergie de niveau inconnu, théoriquement capable d’équivaloir à celui d’une nova. Dans quinze minutes, tous les bâtiments devront cesser d’accélérer et pivoter pour présenter leur poupe au portail, renforcer au maximum la puissance de leurs boucliers et passer en alerte rouge pour l’estimation et les réparations des dommages. »