Il se rejeta en arrière tandis que Desjani aboyait des ordres et que l’Indomptable adoptait sa nouvelle trajectoire, ses unités de propulsion s’emballant à plein régime, assez pour que ses tampons d’énergie protestent vigoureusement. « À une telle distance de sa source, ce vaisseau peut-il survivre à une décharge d’énergie de la magnitude d’une nova, capitaine Desjani ? » demanda-t-il. Il était quasiment certain de connaître déjà la réponse, et quasiment certain aussi qu’elle serait funeste, mais il tenait à s’en assurer.
« J’en doute sérieusement. » Desjani se renfrogna, balaya la passerelle du regard et le riva sur une vigie. « Évaluation ? »
La vigie pianota frénétiquement sur un calepin électronique puis secoua la tête. « Non, capitaine. À mesure que la décharge en expansion s’éloignera de sa source, son intensité ponctuelle diminuera certes rapidement, mais pas suffisamment, loin de là. Même à leur pleine puissance, les boucliers et le blindage d’un croiseur de combat n’y résisteraient pas, en dépit de tous les préparatifs. Destroyers et croiseurs seraient totalement anéantis. À cette distance, les cuirassés auraient peut-être une petite chance. Pas très grande, mais quelques-uns pourraient s’en sortir ; cela dit, ils seraient lourdement endommagés. » Il tapota encore sur une ou deux touches. « Leur équipage serait décimé par les radiations après l’effondrement de leurs boucliers, de sorte que ça n’aurait guère d’importance, j’imagine. »
Desjani laissa échapper une longue goulée d’air puis regarda Geary. « En ce cas, espérons qu’elle n’aura pas la magnitude d’une nova.
— Exactement ce que j’étais en train de me dire. » Desjani eut l’air d’hésiter puis elle se tourna vers la vigie : « Et la planète habitée de ce système ? »
Geary la dévisagea. Il n’avait pas songé à ce qui risquait d’arriver à cette planète tant il se préoccupait du sort de la flotte. Desjani l’avait fait, elle, du moins avait-elle pressenti qu’il s’en inquiéterait.
La vigie se frotta le front d’une main puis se remit à taper sur son calepin. « Il y a de nombreuses variables. Si la décharge d’énergie est effectivement de la valeur d’une nova, ou même proche de ce niveau, la planète sera réduite en cendres. Si elle est de très loin inférieure, sa face tournée vers le portail au moment où l’onde de choc la frappera sera grillée, mais l’autre tiendra peut-être le choc en dépit de tempêtes monstrueuses. Difficile de dire si elle sera encore habitable ensuite.
— Qu’en est-il de l’étoile elle-même ? s’enquit Geary. Quel sera l’effet sur Lakota ?
— Impossible de le déterminer tant qu’on ignore l’intensité de la décharge d’énergie, capitaine. » La vigie secoua la tête. « Si c’est effectivement celle d’une nova, l’étoile sera formidablement affectée, mais il ne restera plus personne pour s’en soucier. Les étoiles produisent constamment des réactions internes d’une extrême complexité. Elles s’autorégulent remarquablement bien, mais même les plus stables présentent une certaine instabilité dans leurs émissions. À vue de nez, je dirais que, si cette décharge d’énergie est un tant soit peu importante, elle risque d’assez perturber la photosphère de Lakota pour accroître sa variabilité sur des intervalles plus courts.
— Donc, même si la planète restait habitable, Lakota pourrait la rendre invivable dans un futur proche ?
— Oui, capitaine. Je ne l’affirme pas, mais je regarde cette issue comme probable. »
Desjani consulta son hologramme en fronçant les sourcils. « Cette planète se trouve à cinq heures-lumière du portail et à deux et quart de la flotte. Si nous leur envoyions un message d’avertissement, ils le recevraient à temps pour, à tout le moins, ordonner aux gens de s’abriter, encore que ça n’y changera probablement pas grand-chose sur la face touchée de plein fouet. »
La guerrière qui regrettait naguère de ne pouvoir employer des champs de nullité contre des planètes ennemies s’inquiétait maintenant d’avertir des civils. « Merci d’y avoir songé, lui lança Geary.
— Il nous faut des survivants, capitaine. Qui pourront dire aux autres Syndics que l’Alliance n’en est pas responsable. »
Ainsi Desjani se montrait tout bonnement prosaïque. À moins qu’elle ne cherchât à justifier son geste par le pragmatisme. Geary se demanda ce qu’il en était exactement, puis son regard revint se poser sur l’hologramme du système de Lakota et les données portant sur la principale planète habitée, les représentations des colonies établies sur d’autres mondes ou lunes, les installations orbitales et les bâtiments du trafic spatial civil qui n’avaient pas encore atteint un sanctuaire où les vaisseaux de la flotte de l’Alliance ne pourraient pas s’en prendre à eux ; ainsi que sur les amas de petits symboles désignant les modules de survie lancés par les vaisseaux de guerre et les bâtiments de radoub syndics. Ces capsules abritaient sans doute des centaines, voire des milliers de spatiaux ennemis, mais Geary préférait ne pas en évaluer le nombre. Ils n’auraient aucune chance de survivre à la décharge d’énergie consécutive à l’effondrement du portail si elle était de quelque puissance, et il n’y pouvait strictement rien. « Je dois transmettre ce message à tout le système stellaire. »
Comment apprendre à tous ces gens que la mort fondait sans doute déjà sur eux ? Il s’efforça de parler calmement, conscient néanmoins du ton lugubre de sa voix. « Population du système stellaire de Lakota, les vaisseaux de guerre des Mondes syndiqués ont ouvert le feu sur le portail de l’hypernet pour interdire à la flotte de l’Alliance de l’emprunter. Quand vous recevrez ce message, il se sera probablement déjà effondré en libérant une décharge d’énergie, peut-être assez puissante pour balayer toute vie de ce système. Avec un peu de chance, elle sera beaucoup plus faible, mais elle n’en restera pas moins extrêmement dangereuse pour la vie humaine et tous les vaisseaux et installations de Lakota. Je vous exhorte donc à prendre dans le plus bref délai toutes les dispositions nécessaires à votre protection. »
Il s’interrompit un instant puis reprit plus lentement : « J’ignore combien d’habitants de ce système y survivront.
Puissent les vivantes étoiles veiller sur lui et vos ancêtres accueillir favorablement tous ceux qui trouveront la mort aujourd’hui. En l’honneur de nos ancêtres. C’était le capitaine Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. »
Victoria Rione rompit le silence qui suivit : « Ils prévoyaient sans doute déjà que nous les bombarderions. Ça leur facilitera peut-être la tâche.
— Peut-être. Mais pas celle des Syndics de ces capsules de survie. » Un seul coup d’œil à l’hologramme suffit à lui en apporter la confirmation : ces modules étaient tous trop éloignés pour que les vaisseaux de l’Alliance les atteignissent à temps. « Ils n’ont aucune chance, sauf si l’intensité de la décharge d’énergie est pratiquement voisine de zéro.
— Grâce en soit rendue aux vivantes étoiles, nous avons déjà recueilli toutes les nôtres, murmura Desjani.
— Deux minutes avant retournement, capitaine », annonça la vigie des manœuvres.