Les premières manœuvres destinées à éloigner la flotte du portail de l’hypernet s’étaient déroulées individuellement, vaisseau par vaisseau, à mesure que l’ordre de Geary les atteignait, les plus éloignés de l’Indomptable y procédant en dernier. Mais la suivante se basait sur l’heure de transmission de son premier ordre et, par le fait, quinze minutes exactement après l’envoi de son message, la flotte se retournait d’un seul bloc, chacun de ses composants pivotant tour à tour pour présenter sa poupe au portail ; celui-ci donnait encore l’impression d’être intact, mais il vacillait comme si ses torons avaient été annihilés par la force de surveillance syndic. Or la lumière qui leur parvenait du portail était vieille de deux heures et demie : une image du passé. Depuis plus de deux heures, il avait en fait disparu, remplacé par une décharge d’énergie d’une intensité inconnue. Les vaisseaux de l’Alliance présentaient leurs boucliers et leur blindage les plus massifs à sa source et continuaient de s’en éloigner à une vélocité proche de 0,1 c, toutes dispositions qui devraient réduire la violence de l’impact. « Boucliers de proue à la puissance maximale, annonça la vigie des systèmes de combat à Desjani. Tous les compartiments sont hermétiquement scellés et l’équipage prêt à parer aux avaries ; les capacités de réparation sont à leur niveau maximal.
— Parfait. » Desjani baissa la tête un instant, les yeux fermés, et ses lèvres s’activèrent silencieusement.
Une prière en cet instant ? Bonne idée, se dit Geary. Il s’accorda le temps de murmurer quelques paroles implorant les vivantes étoiles d’épargner cette flotte et ses spatiaux, et ses ancêtres de leur fournir toute l’assistance dont ils étaient capables.
« En attente du plus court délai estimé avant impact, annonça une autre vigie. Trois… deux… un… zéro. »
L’instant passa sans apporter aucun changement : l’image du portail était toujours là, lointaine, et continuait de fluctuer à mesure qu’étaient détruits l’un après l’autre les torons maintenant en place sa matrice d’énergie. S’imaginer que la dernière estimation de Cresida pouvait être exacte à la seconde près serait certes absurde, mais il était dans la nature humaine de regarder un tel délai comme critique et de s’y cramponner.
Une autre minute s’écoula ; sur la passerelle de l’Indomptable, tous fixaient leur écran comme s’il allait les prévenir à l’avance de l’arrivée de l’onde de choc, alors qu’en fait elle les frapperait à la vitesse de la lumière, sans aucun avertissement.
Geary fixait l’image lointaine du portail : même à cette distance, les fluctuations internes des niveaux d’énergie restaient flagrantes pour les senseurs de la flotte. Jamais il n’oublierait ce qu’il avait ressenti à proximité d’un portail en train de s’effondrer, quand l’Indomptable et deux autres vaisseaux avaient tenté d’empêcher celui de Sancerre de griller le système stellaire qu’il desservait. L’espace lui-même s’était recourbé à l’intérieur quand les forces qu’il emprisonnait s’étaient déchaînées, produisant des effets qui, en dépit des boucliers et du blindage des vaisseaux, s’étaient répercutés jusque dans les organismes humains proches. Seul le plan de tir du capitaine Cresida, théoriquement destiné à provoquer un effondrement graduel qui réduirait l’intensité de la décharge d’énergie consécutive, avait sauvé les trois vaisseaux de l’Alliance ; et Dieu seul savait combien d’autres vaisseaux et habitants du système de Sancerre !
Il se demanda ce qu’avaient éprouvé ces spatiaux syndics en détruisant celui de ce système, si eux aussi avaient fait l’expérience de ces forces et douté des ordres qu’ils avaient reçus, s’ils avaient eu le temps de se rendre compte qu’en y obéissant ils creusaient non seulement leur propre tombe, mais aussi celle d’un grand nombre d’habitants de Lakota. Il ne le saurait jamais. Inconscients de ce qu’ils avaient déchaîné, ces vaisseaux avaient certainement été détruits deux heures plus tôt, et leurs spatiaux à jamais réduits au silence.
Une autre minute. Deux. Geary percevait des marmonnements : les mots lui restaient inaudibles, mais leur ton était clairement celui de la supplique. Les paroles des prières peuvent changer, elles ont toujours le même sens : Ayez pitié de nous, je vous en supplie, parce qu’il n’est plus rien que puissent faire l’habileté ni l’ingéniosité humaines.
L’onde de choc frappa l’Indomptable. Geary réprima une poussée de terreur quand le vaisseau tressaillit et que l’éclairage faiblit, tout en restant conscient que, si la décharge d’énergie avait été assez puissante pour détruire le croiseur de combat, le vaisseau aurait été vaporisé avant même qu’il n’ait eu le temps d’avoir peur.
« Boucliers de proue réduits de trente pour cent, aucun dommage à la coque, infiltration minimale de radiations affectant les systèmes. » Les rapports affluaient, tandis que Geary attendait devant son écran qu’il s’éclaircisse pour rendre compte de l’état de la flotte et lui apprendre si ses unités légères avaient résisté au choc.
« Les estimations préliminaires placent la décharge d’énergie à la source au niveau 0,13 sur l’échelle Yama-Potillion des novae.
— 0,13 », murmura Desjani. Elle courba de nouveau la tête et, l’espace d’un instant, ses lèvres remuèrent encore silencieusement.
Geary l’imita et, dans un souffle, remercia brièvement les vivantes étoiles d’avoir réduit au minimum possible la décharge d’énergie.
L’écran s’éclaircit enfin et les symboles commencèrent très vite à se réactualiser. Geary parcourut des yeux les rapports sur l’état de ses vaisseaux, en quête de données surlignées en rouge. Les destroyers avaient été les plus durement touchés, en raison de la faiblesse de leurs boucliers, mais aucun ne semblait avoir souffert de dommages très graves : nombre de sous-systèmes étaient sans doute grillés et l’on dénombrait quelques coques endommagées, mais, cela mis à part, les plus petits bâtiments de la flotte semblaient s’en sortir indemnes.
Là où l’image du portail de l’hypernet et de la force de surveillance syndic se trouvait un instant plus tôt, il n’y avait plus rien. Les senseurs de la flotte mirent un bon moment à découvrir ce qu’il en subsistait. Les fragments des plus légères unités étaient trop petits pour que le système les repérât aussitôt. Des débris plus importants, qui s’éloignaient en culbutant du site de l’ex-portail, furent attribués aux deux croiseurs de combat syndics. Un des deux cuirassés avait aussi été réduit en plusieurs gros morceaux, tandis que l’autre s’était scindé en deux segments passablement déchiquetés.
Un des deux segments explosa pendant que Geary regardait. Ou, plutôt, l’image de son explosion survenue deux heures et demie plus tôt lui parvint enfin. « Ils n’ont pas su ce qui les frappait. Si près de la décharge d’énergie, des boucliers renforcés n’auraient même pas suffi. »
Desjani opina. « C’est ce qui nous serait arrivé à Sancerre si les calculs du capitaine Cresida n’avaient pas opéré, n’est-ce pas ?
— Ouais.
— Je vais devoir payer un coup à cette fille à notre retour. »
Geary ne put réprimer un bref rire de soulagement. « Nous lui devons beaucoup plus, me semble-t-il. Une bouteille de la meilleure gnôle que nous pourrons dénicher. Partageons moitié-moitié. »
Les lèvres de Desjani s’étirèrent en un bref sourire crispé. « Vendu. » Le sourire s’effaça. « Où, maintenant ?
— Gagnons le point de saut pour Brandevin. Quelle serait notre trajectoire si nous maintenions cette vélocité ? » Il aurait sans doute pu la calculer lui-même aisément, mais il ne se fiait pas à son cerveau pour le moment.