Desjani jeta un regard vers sa vigie des manœuvres, qui se hâta de calculer la solution.
Geary s’accorda encore un instant pour raffermir sa voix puis frappa de nouveau la touche de son circuit de commandement. « À toutes les unités de l’Alliance, reprenez votre position dans la formation Delta deux. À T trente-cinq, tous les vaisseaux devront pivoter ensemble de cent six degrés sur tribord et de quatre degrés vers le haut. »
Maintenant que l’onde de choc les avait dépassés, ils la voyaient dévaster les régions du système stellaire qu’elle n’avait pas encore touchées. Comme une terrifiante démonstration AVANT-APRÈS. Devant, juste avant qu’elle ne frappât tel ou tel secteur, Lakota bruissait de vie et d’activité. Au fur et à mesure de son expansion dans le système stellaire, elle balayait habitations et vaisseaux, semant ruine et mort sur son passage.
Elle avait tout bonnement annihilé les modules de survie syndics, les avait broyés comme un véhicule lourd lancé à pleine vitesse écraserait une nuée de moucherons, et les spatiaux qui les occupaient étaient morts sur le coup. Deux cargos trop éloignés pour se mettre en lieu sûr avaient été pulvérisés. Sur la lune d’une géante gazeuse, l’énorme planète avait sans doute abrité une colonie de sa masse, mais elle avait aussi perdu une bonne partie de son atmosphère supérieure au passage de l’onde de choc. Et cette colonie était une exception. Deux autres, sur la cinquième planète, avaient été sévèrement touchées, et une troisième, établie sur une autre lune, était sans doute anéantie.
L’impact de la décharge d’énergie sur la planète habitée offrait un spectacle encore plus insupportable. Sur la face qu’elle présentait à l’onde de choc quand elle l’avait frappée, d’énormes pans d’atmosphère avaient été aspirés et dispersés dans l’espace, tandis que la surface des océans, des mers, des fleuves et des lacs s’était vaporisée. Forêts et champs s’étaient enflammés spontanément en dégageant une chaleur si intense qu’ils avaient été carbonisés presque aussitôt. Fondues et rasées, les villes n’étaient plus que de vastes champs de décombres. La décharge d’énergie en avait ravagé certaines au point que nombre d’entre elles avaient virtuellement disparu.
La moitié d’une planète avait péri en l’espace de quelques secondes.
« Des gens de la face exposée auraient pu survivre à l’onde de choc s’ils s’étaient réfugiés dans des abris profondément enfouis sous la surface, fit remarquer une vigie.
— Même au contrecoup ? » s’enquit Rione.
La vigie fit la grimace. « Beaucoup seront piégés. Les réserves de vivres ont disparu, l’atmosphère de toute la planète s’est considérablement réduite, et toute cette vapeur d’eau et ces cendres saturent l’air. D’horribles tempêtes se préparent. Je n’en sais rien, madame la coprésidente. Sur la face abritée, la population a peut-être une petite chance de survie, même si l’existence risque d’y devenir épouvantable. Ceux qui ont été touchés… Eh bien, je n’aimerais pas m’être trouvé là-bas quand l’onde de choc a frappé, et je ne voudrais non plus être à la place de ceux qui vont s’efforcer d’y survivre. »
Geary hocha la tête. « Et la magnitude n’était que de 0,13 sur l’échelle des novœ. Presque le plus bas échelon. »
Le visage rigide, le regard rivé sur l’écran, Desjani fixait sans mot dire l’image d’un monde en ruines.
« Devant un tel spectacle, on peine à voir en eux des ennemis, fit calmement remarquer Rione. Plutôt des gens en détresse. »
Geary hocha de nouveau la tête. Silencieusement.
« Peut-on leur porter assistance ? »
Cette fois, il la secoua. « Hélas, j’ai déjà vécu cela. Quand j’étais encore aspirant, l’étoile du système de Cirinci a craché une énorme éruption qui a rôti la majeure partie de la face que lui présentait la planète habitée. » Sur la passerelle de l’Indomptable, nul ne semblait avoir gardé le souvenir de cette tragédie remontant à plus d’un siècle et désormais, après tous les désastres apportés par la guerre dans son sillage, décennie après décennie, oubliée par l’histoire populaire.
Non sans lutter contre la singulière impression d’être perdu au milieu d’étrangers, Geary montra l’écran de la main. « Cirinci était moins gravement touché, si j’en crois ce que je vois, mais, pour décider ce que pouvait faire la flotte, il nous a fallu procéder à l’inventaire des besoins après la catastrophe, et la réponse ne cessait de nous revenir : pas grand-chose. Le gouvernement de l’Alliance a dû réquisitionner un armada de cargos civils afin de convoyer des fournitures et des matériaux pour le sauvetage et la reconstruction, et même cela exigeait trop de temps. Il me semble que ces gros transports de troupes qui ont servi à évacuer les réfugiés et amener des sauveteurs sur place furent le seul matériel militaire finalement mobilisé. Même si la flotte était pleinement approvisionnée, et c’est loin d’être le cas, tout ce que nous ferions ne serait qu’une goutte d’eau dans la mer comparé aux besoins de la population rescapée de ce système stellaire. Et nous ne pourrions pas nous attendre à beaucoup de gratitude de la part des chefs syndics. Ils continueraient de leur mieux à tenter de nous détruire si nous nous attardions ici. »
Rione soupira. « On ne peut donc rien ?
— Si ! Apprendre ce qui s’est passé ici à tous les systèmes syndics que nous traverserons. » Geary montra l’écran. « Quelques vaisseaux marchands syndics ont survécu à l’onde de choc. En se cachant derrière les planètes accessibles, soit parce qu’ils ont eu de la chance, soit parce qu’ils ont été prévenus à temps. Ils peuvent aller quérir de l’aide.
— Oui. Ils diront à tout le monde ce qui est arrivé ici. » Le regard de Rione croisa celui de Geary et il hocha de nouveau la tête.
Il ne s’agissait plus de tenir sous le boisseau le potentiel de destruction de l’effondrement d’un portail, mais plutôt d’éviter que les funestes conséquences d’un tel savoir ne se répandissent aussi vite que les hommes pouvaient se transmettre la rumeur d’une catastrophe.
Desjani reprit finalement la parole : « Les chefs syndics. » Elle fixa durement Geary. « Après Sancerre, certains se sont certainement doutés des dommages que la destruction d’un portail pouvait causer à ce système stellaire. Mais ils l’ont ordonnée malgré tout et, visiblement, n’ont prévenu personne de ce qui risquait d’arriver. Si la décharge d’énergie avait été assez forte, tous les habitants de ce système seraient morts et nul n’aurait pu le rapporter à l’extérieur. » Ses yeux vinrent se reposer sur l’hologramme montrant la planète dévastée. « Ce n’est plus de la guerre, mais une atrocité commise envers ces gens par leurs propres chefs dans le seul but de détruire notre flotte. »
Comment répondre à cela, sinon en hochant de nouveau la tête sans mot dire ?
« Il y avait peut-être des prisonniers de l’Alliance sur cette planète, reprit-elle sèchement. Dont certains y auront été conduits après les combats que nous avons livrés ici voilà près de deux semaines. »
Le regard de Geary se reporta à son tour sur le monde ravagé. « S’ils se trouvaient sur la face qui a été frappée de plein fouet, il serait vain d’essayer de les retrouver, se força-t-il à répondre. On ne peut plus rien pour eux.
— Mais s’ils étaient sur l’autre ? » Desjani fit volte-face vers ses vigies et aboya des ordres : « Je veux qu’on passe cette planète au tamis en quête de l’existence de camps de prisonniers ou de signes de la présence de personnel de l’Alliance retenu sur place avant le passage de l’onde de choc. Optiques, transmissions, ne négligez rien.