— Capitaine, l’analyse antérieure au passage de l’onde de choc n’a rien révélé de tel…
— Recommencez ! S’il existe une seule puce de l’Alliance encore en vie sur ce monde, je veux en être informée ! »
La voix de Desjani se réverbéra sur les cloisons d’une passerelle subitement silencieuse, puis ses officiers s’empressèrent de donner acte des ordres et de s’atteler à leur tâche. Desjani se rejetant en arrière dans son fauteuil pour fixer son écran d’un œil noir, Rione la dévisagea sombrement puis quitta la passerelle sans rien ajouter. Mettant l’humeur colérique et la frustration de Desjani au compte de ce qui venait de se produire, Geary hésita puis sortit à son tour sans souffler mot. Parfois, même les plus proches amis ont besoin de prendre un peu de distance.
Déprimé, incapable de tenir en place, il déambula un moment dans les coursives de l’Indomptable. Il sortait à peine de l’abattement consécutif au coût inéluctable de la victoire quand le spectacle de la dévastation causée par l’effondrement du portail l’avait à nouveau terrassé.
Les spatiaux qu’il croisait n’étaient pas moins contrits, mais aussi sonnés par leur victoire et soulagés d’être encore en vie. Au cours des jours suivants, ils s’imprégneraient sans doute pleinement de son importance et exulteraient, mais, pour l’instant, tous étaient surtout contents d’avoir survécu et de jouir d’une petite chance de rentrer chez eux. Ils donnaient aussi l’impression de lui vouer une admiration et une ferveur encore plus grandes qu’auparavant. Incapable d’en supporter davantage, Geary se réfugia dans la seule retraite sûre qui s’offrait à lui.
Quand, aspirant à quelques instants de solitude, il atteignit enfin sa cabine, Rione s’y trouvait déjà ; elle fixait l’hologramme des étoiles en observant une attitude assez distante. « Mes condoléances pour les pertes qui ont affecté la flotte, déclara-t-elle d’une voix sourde.
— Merci. » Geary s’assit sans quitter l’écran des yeux. Il n’avait pas envie de compagnie et ne tenait pas non plus à s’attarder sur les dernières pertes de sa flotte. Pas quand le souvenir des ravages causés par l’effondrement du portail restait encore frais dans sa mémoire.
« Autant que je sache, le capitaine Faresa a trouvé la mort à bord du Majestic, poursuivit Rione.
— Nul n’a réussi à quitter son bord, répondit brièvement Geary.
— Et le capitaine Kerestes sur le Guerrier, avec le capitaine Suram. »
Cuisant. Kerestes s’était montré d’une passivité agressive, ce que Geary croyait naguère impensable : sa crainte de commettre une bévue était si forte qu’il s’efforçait de son mieux de ne rien faire. En comparaison, pendant la brève période où il avait assumé le commandement du Guerrier, le capitaine Suram avait réussi à stimuler son équipage découragé et il s’était bien battu. « Je compte faire tout mon possible pour que Suram se voie attribuer le mérite d’avoir commandé ce vaisseau. Kerestes n’y a pris aucune part. » Geary se demanda fugacement si Kerestes avait survécu assez longtemps pour faire partie de ceux qui avaient tenté d’abandonner le Guerrier. Il était plus vraisemblablement mort dans sa cabine quand les lances de l’enfer syndics avaient ravagé le bâtiment : une carrière entièrement consacrée à éviter toute initiative susceptible d’être mal vue, et à laquelle mettaient fin des vaisseaux ennemis se souciant comme d’une guigne des manquements qui auraient pu entacher ses états de service.
« Et le capitaine Falco ? » s’enquit Rione.
En songeant à ce cinglé de Falco, confiné dans ses quartiers du Guerrier pendant que le vaisseau livrait son ultime combat, Geary faillit tiquer. Il n’avait pas encore découvert comment Falco avait vécu ses derniers instants, ni même si quelqu’un le savait. « Ce qu’il a fait me révulse, mais personne ne mérite une telle mort.
— Il était sans doute douillettement enfermé dans ses divagations, suggéra Rione. Persuadé qu’il conduisait personnellement cette bataille vers une défaite héroïque, en se battant jusqu’à la mort. Inconscient du peu de prise qu’il avait sur son propre destin. »
Geary évita de croiser son regard. « Te moquerais-tu de lui ?
— Non. Je me demande parfois en quoi les délires de Falco diffèrent des nôtres. » Elle marqua une pause. « Faresa, Kerestes et lui sont morts au combat. Ce qui, si jamais nous regagnons un jour l’espace de l’Alliance, t’épargnera au moins le souci de trois cours martiales. »
La soupape sauta. « Bon sang, Victoria, si tu essaies de trouver à cette affaire un côté positif, tu t’y prends très mal ! Je ne tenais nullement à perdre deux vaisseaux afin que ces trois-là reçoivent la juste punition qu’ils méritent ! Je ne sais même pas quel châtiment aurait mérité Falco ! »
Rione garda un instant le silence après cet éclat. « Je sais que tu as consulté les archives sur le passé de Falco avant qu’il ne soit capturé par les Syndics. Tu as lu ses discours. Ils célébraient triomphalement de prétendues victoires au cours desquelles des dizaines de vaisseaux de l’Alliance ont été détruits, en contrepartie, dans le meilleur des cas, d’un nombre équivalent de bâtiments syndics. Crois-tu vraiment qu’il consacrerait une seule seconde à s’inquiéter de la perte de quelques cuirassés ?
— Ce n’est pas le problème.
— Non, bien sûr que non. Tu ne te juges pas à l’aune d’individus comme Falco. » Rione expira lentement. « Autant que je puisse le dire, ces trois officiers sont morts à bord de leur vaisseau. »
Qu’ils eussent pu trouver la mort ailleurs ne lui avait même pas traversé l’esprit. « Y a-t-il une raison de croire le contraire ? » demanda-t-il.
Le sourire de Rione ne recelait aucune trace d’humour. « Un cerveau soupçonneux. Si le capitaine Faresa en avait eu le temps, il me semble qu’elle aurait quitté le Majestic aidée par ses partisans. Mais nul n’en a eu l’occasion. Ceux qui cherchaient à se servir de Falco auraient pu tenter de l’arracher au Guerrier, mais… » Elle s’interrompit. « C’était un imbécile et un dément, mais son dernier geste a été de refuser qu’on l’évacue. Tu n’es pas au courant ? Quelques témoins ont survécu. Falco a déclaré qu’il était de son devoir de rester à bord ; cela dit, on peut difficilement affirmer qu’il était conscient de ce qui se passait. Présumons-le, ne serait-ce que pour être charitable envers les morts. »
Geary n’avait aucune peine à le croire. Il se dépeignait parfaitement Falco arpentant théâtralement les coursives dévastées du Guerrier en présentant, à ceux des officiers et spatiaux qui attendaient la mort avec lui cette expression affectée et si souvent répétée de franche camaraderie pleine d’assurance. Le rôle tragique parfait et peut-être, du moins s’il avait recouvré assez longtemps sa lucidité pour prendre conscience du sort qui l’attendait dans l’espace de l’Alliance, une chance inespérée de mourir en héros plutôt que de connaître le déshonneur d’une cour martiale. Mais, sciemment ou non, il avait choisi de mourir honorablement et de laisser à un tiers, qui lui avait survécu, sa place dans une capsule de survie. « Nul être vivant ne saura jamais ce qu’ont été ses dernières pensées, et je ne vois donc aucune raison de ne pas le lui accorder. » Geary se renfrogna légèrement, une pensée venant de l’effleurer. « Je me trompe ? Un survivant en aurait-il assez vu pour apporter un démenti ?
— Comment le saurais-je ? répondit Rione en lui retournant son froncement de sourcils.