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— Tu l’as manifestement appris de la bouche de témoins oculaires. Tu as dû placer certains de tes espions à bord de ces vaisseaux. »

L’expression de Rione s’altéra fugacement, puis ses traits recouvrèrent leur impavidité. « J’avais. Au passé. Aucun ne s’est échappé du Guerrier, tu l’as toi-même fait remarquer. »

Enfer ! « J’aurais dû me rendre compte que tes espions étaient morts avec le reste de l’équipage. Pardonne-moi. »

Elle hocha la tête sans rien révéler de ses sentiments. « Ils ont couru les mêmes risques que tout le monde dans cette flotte. »

Geary la fusilla du regard, les nerfs tendus à se rompre : « Tu te comportes parfois comme une garce au sang froid. »

Rione lui jeta un regard impassible. « Et tu préfères les garces au sang chaud ?

— Bon sang, Victoria… »

Elle brandit une paume. « Nous composons tous d’une manière différente avec nos souffrances, John Geary. Toi et moi, nous différons sensiblement à cet égard.

— Ouais, effectivement. » Il fixa le pont, conscient d’être toujours renfrogné. Quelque chose d’autre le tracassait, sans qu’il fût encore arrivé à mettre le doigt dessus. Relativement aux pertes de l’Alliance : Majestic, Guerrier, Utap, Vambrace… Vambrace ?

Il avait dû réagir à cette illumination, car Rione reprit, sur un ton radouci : « Quoi encore ?

— Je viens de me rappeler quelque chose. » Le croiseur lourd Vambrace… celui à bord duquel le lieutenant Casell Riva avait été transféré du Furieux. Détenu par les Syndics pendant près de dix ans, libéré par la flotte d’un camp de prisonniers, conduit à Lakota et peut-être mort à présent. Geary s’efforça de se remémorer le nombre des spatiaux qui avaient quitté le Vambrace avant qu’il n’explose. Riva en faisait-il partie ? Desjani n’avait rien dit là-dessus, alors qu’elle avait sûrement dû en prendre conscience longtemps avant lui.

« Quelque chose ? insista Rione.

— Une affaire privée du personnel. » Il devait choisir soigneusement ses mots pour qu’ils prennent un sens pour elle. « Pardon de t’avoir incendiée. » Rione garda si longuement le silence que Geary finit par relever les yeux et constater qu’elle le dévisageait. « Quoi ?

— Tu te sens capable de continuer ? demanda-t-elle.

— Bien sûr que oui.

— Bien sûr ? » Elle secoua la tête. « Nous avons encore souffert de pertes importantes, et je sais que la dévastation infligée à la planète habitée de ce système stellaire par l’effondrement du portail de l’hypernet pèse lourdement sur ta conscience. Longtemps après avoir assumé le commandement de cette flotte, tu as oscillé sur le fil du rasoir, prêt à en dégringoler si la pression se faisait trop forte. Tu n’étais pas habitué aux énormes pertes auxquelles l’Alliance a fini par s’accoutumer, de sorte que celle de chaque vaisseau te semblait intolérable. Tu avais besoin de quelqu’un sur qui t’appuyer pour continuer, et j’ai rempli ce rôle pendant un certain temps, à la fois comme une alliée vers qui te tourner et comme une adversaire à surpasser. Maintenant je ne sais plus.

— Excuse-moi ? » Il la scruta en s’efforçant de comprendre ce qu’elle voulait dire.

« Pourquoi te bats-tu ? demanda Rione en se retournant vers l’hologramme.

— Pour les gens de cette flotte. Pour l’Alliance. Tu le sais.

— Je sais seulement que ce sont des abstractions. Tu ne connais qu’une infime partie des gens de cette flotte. L’Alliance que tu as connue a changé et ta propre planète natale s’est à ce point transformée que tu t’en es inquiété, je le sais. » Rione jeta un regard dans sa direction. « Tu ne te bats pas pour des abstractions. Nul ne fait cela. On peut s’en targuer, affirmer qu’on lutte pour de grandes causes ou de nobles raisons, mais tout politicien averti apprend vite que les gens sont surtout motivés par de petits intérêts personnels : les amis proches, la famille, et ce territoire circonscrit qu’ils appellent leur patrie. Ils les plaquent sur des idéaux et les tiennent pour précieux, mais ils ne le sont que pour les raisons les plus intimes et mesquines. Les soldats peuvent bien faire le serment de se battre pour leur drapeau, mais ils ne le font en fait que pour leurs plus proches camarades. Tu l’as toi-même plus ou moins découvert, John Geary. Ici même, au sein de cette flotte, c’est une relation personnelle qui te donne la force et la détermination de continuer. »

Geary la reluqua. « Une relation à quoi ?

— Pas à quoi. À qui. À quelqu’un d’autre que moi. » Rione étudiait de nouveau les étoiles. « Je sais qui c’est. Je crois que tu l’ignores encore. Ou que tu refuses de l’admettre.

— Dis-le-moi, en ce cas.

— Non. Tu finiras par le découvrir toi-même. Et il te faudra alors composer avec. Pour l’instant, la flotte et moi avons besoin que tu sois au mieux de ta forme, et je me contente donc d’en accepter l’augure. » Elle inspira profondément puis se retourna pour l’affronter. « Où comptes-tu conduire la flotte maintenant ? »

Le coq-à-l’âne le désarçonna, mais, ne voyant pas l’intérêt de poursuivre cette conversation sur la conception que se faisait Rione de cette « relation personnelle », il se borna à montrer du doigt l’hologramme. « Tu m’as entendu. Nous piquons vers le point de saut pour Brandevin. »

Elle arqua un sourcil. « Ça ne signifiait pas pour autant que tu comptais l’emprunter. C’était déjà ton objectif la première fois que nous sommes passés par ce système stellaire. La ligne la plus droite possible vers l’espace de l’Alliance.

— C’est exact. Il devrait rester assez de gros vaisseaux aux Syndics pour nous livrer bataille, et nous savons qu’ils en construisent d’autres pour remplacer leurs pertes en dépit de ce que nous avons fait subir à leurs chantiers spatiaux de Sancerre, car ils en ont encore de nombreux ailleurs.

Mais, après ce que nous leur avons infligé ici, il leur faudra les rassembler. Nous devrions pouvoir transiter par Brandevin sans rencontrer de trop grosses difficultés puis sauter vers Wendig. La présence syndic à Brandevin est censément réduite au minimum et les archives que nous leur avons confisquées laissent entendre que Wendig serait complètement abandonné depuis près de trente ans. De là, nous aurons deux options, mais je penche pour Cavalos. La présence syndic y est forte et l’on doit s’attendre à ce que nous évitions ce système. »

Rione hocha lentement la tête. « Je vois. Les mines posées par les Syndics près du point de saut pour Brandevin lors de notre premier passage représenteront-elles un obstacle ?

— Non. » Il montra l’hologramme. « Ils les ont semées si près qu’elles n’ont pas pu conserver une position stable. Nous le savions déjà, mais aussi qu’elles mettraient un certain temps à s’en écarter en dérivant, de sorte que ça ne nous avançait guère sur le moment. » Il s’interrompit et se fendit d’un sourire contrit. « Bon sang ! quel idiot je fais. La décharge d’énergie a dû griller toutes les mines présentes aux points de saut de ce système. Peu importe leur position présente.

— Tu as sûrement raison, malheureusement. Si seulement l’onde de choc n’avait détruit que cela… Crois-tu qu’il nous faudra encore affronter de nombreuses mines dans les systèmes que tu comptes traverser ?

— Sans doute pas. Selon nos agents du renseignement, si notre estimation de l’arsenal des Syndics en matière de mines est correcte, ils les ont toutes employées pour tenter de nous piéger dans le système de Lakota ou à proximité. Ils devront donc en fabriquer beaucoup d’autres et, avant de pouvoir recommencer à nous nuire, les apporter là où ils penseront nous voir émerger.