— Parfait. » Elle lui lança un regard appuyé. « Voilà qui élimine déjà la menace syndic. Mais les extraterrestres ?
— Je ne sais pas. » Geary fixa les étoiles virtuelles d’un œil sourcilleux. « Ils sont activement intervenus contre nous et ils arrivent je ne sais comment à pister cette flotte, mais je suis à court d’idées pour le moment.
— Moi aussi. Tu dois mettre davantage de gens au courant de leur existence et voir s’ils ne pourraient pas fournir des idées neuves. » La surprise qu’afficha Geary à cette suggestion n’échappa point à Rione. « Il y a dans cette flotte plusieurs officiers à qui tu peux te fier. Nous ne pourrons pas résoudre seuls un tel problème.
— Ça tombe sous le sens. Quelques-uns en sont déjà informés, mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’en débattre avec ce petit groupe. »
Rione hocha la tête ; cette nouvelle ne l’étonnait pas.
Geary secoua la sienne comme s’il réfléchissait aux implications de la tentative des extraterrestres d’anéantir la flotte. Quels qu’ils fussent, leur technologie était de toute évidence plus avancée que celle de l’humanité. « Je me demande si je dois exulter parce que nous n’avons pas décelé d’autres agissements de leur part contre nous, ou m’inquiéter de cette absence de renseignements sur leurs manigances.
— Plutôt t’en inquiéter, je dirais.
— Je m’y attendais de ta part. Y a-t-il autre chose ?
— Oui. » Rione eut un petit sourire sardonique en le voyant s’assombrir. « Tes ennemis de l’intérieur, ces officiers supérieurs de la flotte qui complotent contre toi depuis que tu en as pris le commandement. »
Si quelque chose le révoltait dans la situation présente, c’était de devoir se colleter avec des officiers déloyaux qui restaient cachés dans l’ombre. « Tu aurais appris quelque chose de précis ? Sur un projet qu’ils échafauderaient ?
— Non. Mais je sais qu’ils projettent effectivement quelque chose et qu’ils devraient agir avant longtemps.
— Pourquoi ? » Geary se pencha. « Il faut que tes espions t’aient appris quelque chose pour que tu en sois arrivée à cette conclusion.
— Strictement rien ! » Rione se rapprocha, les traits désormais courroucés. « Tu ne comprends donc pas ? Chaque victoire, chaque étoile qui rapproche un peu plus la flotte de l’espace de l’Alliance grossit ta légende et renforce ton statut en son sein. Vaincre les Syndics dans ce système était en soi un haut fait sidérant, et, si tu tiens à accorder une partie de ce mérite à ma petite suggestion, grand bien te fasse, mais le seul fait de prêter l’oreille à de tels conseils est déjà un exploit. Sur tous les vaisseaux de cette flotte, les spatiaux murmurent que les vivantes étoiles elles-mêmes sont intervenues pour empêcher la décharge d’énergie de nous détruire, et cela parce que tu en es le commandant. »
Il la fixa, stupéfait. Fallait-il y voir l’explication des regards que lui avaient récemment jetés les spatiaux de l’Indomptable ? « Tu ne parles pas sérieusement ?
— Je peux te montrer les rapports que j’ai reçus. Ou libre à toi de déambuler dans ce vaisseau pour écouter les ragots. Même ceux de tes spatiaux qui n’accordent aucun crédit à une intervention providentielle croient, non sans raison, que c’est à ta prompte identification de la menace et à ta réaction rapide qu’on doit le salut de tant de vaisseaux et d’hommes. Ceux qui ne croyaient pas au mythe de Black Jack Geary en sont venus à croire en l’homme, et ceux qui ont toujours cru en toi te vouent désormais une foi inébranlable. Tes ennemis s’en rendent compte aussi bien que moi. Après ce que tu as fait ici, en revenant anéantir une force syndic supérieure en nombre et qui avait mis la flotte en fuite, tes ennemis vont désespérer. Même s’ils ne croient pas en toi, il leur faudra bien parvenir à la conclusion que tu pourrais effectivement ramener cette flotte chez elle. Ils sont conscients qu’ils doivent te discréditer ou te détrôner à brève échéance, faute de quoi ils perdraient toute chance d’y parvenir. »
Geary hocha la tête, les yeux plissés de concentration. « Que feront-ils, selon toi ?
— Je n’en sais rien. Je vais tâcher de le découvrir. Ils peuvent sans doute nuire à ta réputation en t’accusant de pratiques scandaleuses, mais ça ne suffirait pas à te déboulonner. Plus maintenant. Leurs leaders, comme Casia, sont carrément discrédités, pas seulement à cause de ta dernière victoire, mais aussi par leurs récentes interventions. Tu dois donc présumer que tes vrais adversaires au sein des officiers supérieurs de la flotte vont désormais se montrer publiquement. Parce qu’il leur faut frapper sans attendre. D’une manière ou d’une autre.
— À t’entendre, on croirait presque qu’ils vont m’agresser physiquement.
— Ce n’est pas exclu. Heureusement, tu n’es entouré que de fidèles sur ce bâtiment, dont certain capitaine qui se sacrifierait allègrement pour Black Jack. » Rione remarqua sa réaction virulente. « N’essaie même pas de me dire le contraire. Contente-toi de lui en être reconnaissant. Nous avons certes nos différends, elle et moi, mais, pour l’instant, nous nous consacrons entièrement à veiller à ce qu’il ne t’arrive rien. »
De tout ce qu’il avait vécu d’étrange depuis son réveil d’hibernation, la vision de Victoria Rione et de Tanya Desjani le flanquant comme deux gardes du corps était peut-être le plus baroque. « Je dois tenir une conférence stratégique avec mes commandants de vaisseau. Tu veux y assister ?
— Pas cette fois, répondit Rione. J’observerai de loin, mais j’aimerais assez voir ce qu’on dira en mon absence. »
Geary lui jeta un regard. « Les conférences stratégiques sont hautement sécurisées. Nul n’est censé en être témoin s’il ne s’y présente pas en personne.
— Ah, voilà encore une illusion qui se fracasse. Toute serrure de sécurité inventée par un homme peut être forcée par un autre, John Geary. » Elle prit le chemin de la porte. « J’observerai. Que comptes-tu faire des capitaines Casia et Yin ?
— Je m’efforce encore d’en décider, répondit-il sans mentir.
— Inutile d’être Black Jack Geary pour les faire fusiller, tu sais ? L’amiral Bloch lui-même aurait pu s’en charger. Il lui aurait suffi d’en donner l’ordre.
— Je sais. Mais j’ignore si j’y tiens vraiment. Tu penses qu’il faudrait les passer par les armes ?
— Oui. Et le plus tôt possible, capitaine Geary », déclara-t-elle en partant, avec le sérieux le plus absolu.
Six
Geary entra d’un pas ferme dans la salle de conférence. Bien qu’elle ne fût en réalité qu’un compartiment de taille moyenne de l’Indomptable doté sur un côté d’un bureau guère impressionnant, le logiciel de conférence créait l’illusion d’une salle assez vaste pour contenir tous les commandants de vaisseau de la flotte, installés de part et d’autre d’une table étirée virtuellement en fonction de leur nombre.
Même si des centaines d’officiers donnaient pour l’heure l’impression d’y être installés, la seule personne physiquement présente, hormis lui-même, était le capitaine Desjani. Les autres n’étaient que des images qui, permettant à ces commandants d’assister au même moment à la réunion sans pour autant quitter leur bord, se comportaient exactement comme s’ils étaient présents, mis à part les délais de réaction de plusieurs secondes affectant les plus éloignés.
Geary n’avait jamais beaucoup prisé ces conférences et une bonne partie de l’ordre du jour lui était assez odieuse pour qu’il fût encore moins pressé d’assister à celle-là. Il salua les officiers assemblés d’un signe de tête et décida de débuter en fanfare : « Puis-je ouvrir cette conférence en félicitant les officiers et le personnel de notre flotte de cette grande victoire ? Non seulement nous avons plus que vengé nos pertes subies lors de notre premier passage dans le système de Lakota, mais encore avons-nous égalisé le score avec les Syndics en abattant, durant tous les combats livrés entre Caliban et ici, autant de leurs vaisseaux qu’ils nous en ont détruit depuis l’irruption de cette flotte dans leur système mère. Vous avez toutes les raisons d’être fiers de ces hauts faits, réalisés grâce au courage et à l’esprit combatif de tous. »