Armus dévisagea les deux officiers, le front plissé. « Je suggère qu’on les autorise à faire appel, capitaine Geary. J’aimerais savoir ce qu’ils veulent.
— C’est une requête raisonnable, capitaine Armus et, compte tenu de vos états de service, je n’ai aucune peine à y accéder. » Armus avait sans doute été plus souvent qu’à son tour une épine dans son flanc, mais il s’était bien battu et honorablement. Il réagit aux paroles de Geary sans chercher à dissimuler sa satisfaction. Ce dernier se tourna de nouveau vers Casia. « Eh bien ? demanda-t-il. Quel serait selon vous le châtiment approprié ? »
Casia balaya la tablée des yeux, se redressa puis rétorqua : « J’exige la mort. Vous me traitez de lâche et j’en lis la confirmation dans les yeux de nombreux camarades. Face au peloton d’exécution, je vous prouverai que vous vous trompez tous. »
Autre surprise. Geary scruta les visages des autres officiers et y lut leur approbation. Tous aspiraient à une mise à mort.
Il baissa un instant les yeux, en se demandant pourquoi il était si malaisé de prendre une décision conforme à la fois au règlement, à l’honneur et à la volonté unanime de tous ses officiers. Il avait désormais souvent envoyé cette flotte au combat, il y avait dépêché des vaisseaux quand ils couraient à une mort presque certaine. Douze spatiaux du seul Indomptable avaient péri au cours du dernier engagement. Sur son ordre. Pourtant, ordonner délibérément la mort d’un semblable était une autre paire de manches.
Geary releva la tête. Casia attendait, le regard implorant. Laissez-moi mourir dans l’honneur.
« Très bien. » Geary opina lentement. « Votre requête est accordée, capitaine Casia. Je vais ordonner qu’un peloton procède à votre exécution. »
Les lèvres de Casia se tordirent en un atroce rictus. « À Lakota. J’exige que ce soit fait avant que la flotte quitte Lakota.
— Très bien, répéta Geary. Colonel Carabali, veuillez, je vous prie, sonder vos fusiliers afin de recruter des volontaires pour le peloton d’exécution. » Il inspira profondément puis riva le regard sur Yin. « Souhaitez-vous aussi faire appel, capitaine Yin ? »
Il avait cru qu’elle s’effondrerait complètement, mais Yin bondit sur ses pieds : « J’obéissais aux ordres ! » hurla-t-elle.
Un silence abasourdi s’ensuivit. « Pas aux miens, en tout cas, déclara enfin Geary.
— Vous n’êtes pas qualifié pour commander cette flotte ! rétorqua Yin, les yeux écarquillés. Vous n’êtes que le prête-nom de gens qui conspirent contre l’Alliance ! Ils comptent vous ramener chez nous, fort de toutes les “victoires” que vous aurez remportées, et faire de vous un dictateur ! Vous et votre… concubine ! »
On n’avait pas lancé depuis un petit moment d’attaques contre la coprésidente Rione, aussi Geary ne fut-il pas autrement surpris de voir Yin verser dans ce travers. Mais il se rendit compte aussitôt que tout le monde fixait le capitaine Desjani ou évitait ostensiblement de regarder dans sa direction. Quant à Desjani, son regard restait braqué sur Yin. Si ses yeux avaient été des batteries de lances de l’enfer, il ne serait plus resté de Yin que cendres en suspension.
Manifestement, les rumeurs relatives à sa liaison avec Desjani n’étaient toujours pas éteintes. Néanmoins, il n’eût servi de rien de chercher maintenant à les démentir. Geary préféra concentrer son attention sur les premières accusations de Yin. Il s’était persuadé que ceux qui s’opposaient à ce qu’il commandât la flotte obéissaient au premier chef à une ambition, une haine ou une méfiance personnelles. Or, si l’on pouvait se fier aux paroles de Yin, certains au moins agissaient poussés par la crainte de voir Geary ou ses partisans chercher à renverser le gouvernement de l’Alliance. Ceux-là œuvraient contre lui pour des mobiles qu’il ne pouvait que respecter.
Il y réfléchissait encore quand Duellos posa sèchement sa question : « À quels ordres obéissiez-vous donc, capitaine Yin, sinon à ceux du capitaine Geary ? »
Yin vacilla, déglutit puis répondit d’une voix mal assurée : « Au capitaine Numos.
— Le capitaine Numos est aux arrêts, fit remarquer Duellos. Il n’est pas en mesure de donner des ordres. Vous le savez.
— Je sais surtout que son arrestation était illégale, comme les ordres y afférant !
— L’accusation de lâcheté devant l’ennemi tient-elle encore si le capitaine Yin prétend avoir obéi aux ordres d’un supérieur qu’elle regardait comme légitime ? s’enquit d’une voix intriguée le commandant Neeson de l’Implacable.
— Elle les savait illégitimes, rétorqua le capitaine Badaya de l’Illustre. Elle ne pouvait pas l’ignorer.
— Mais, si elle affirme avoir évité le combat pour ce motif, il ne s’agit plus de lâcheté. Si ? » Neeson donnait l’impression d’être déçu.
Geary frappa la table du poing pour attirer de nouveau l’attention de Yin. « Capitaine, si je comprends bien, vous prétendez avoir esquivé le combat pour obéir aux ordres du capitaine Numos. Récusez-vous l’accusation de couardise ? »
Yin frémit ostensiblement, mais elle réussit à cracher un mot : « Oui. »
Tulev secoua la tête. « On en revient encore à l’insubordination face à l’ennemi, manquement lui aussi passible de la peine de mort. »
Des discussions s’élevèrent tout autour de la table. Geary lui-même s’accorda un instant de réflexion. « Capitaine Yin, reprit-il, certaines des questions qui se posent ici exigent des réponses complexes. J’hésite à ordonner l’exécution d’un officier pour des décisions prises dans des circonstances où il les croyait justifiées. » Tout le monde écoutait avec attention. « Néanmoins, vous reconnaissez vous-même avoir enfreint mes ordres, non seulement sur le champ de bataille, mais encore en vous entretenant avec le capitaine Numos. Cela seul suffirait amplement à justifier votre relève. Pourtant, je n’ordonnerai pas unilatéralement l’exécution d’un officier qui affirme avoir obéi par devoir. Vous serez maintenue aux arrêts, capitaine Yin, jusqu’au retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance, où vous passerez en cour martiale pour les chefs d’accusation requalifiés retenus contre vous, et vous pourrez y défendre vos décisions et bénéficier d’un procès équitable et de la justice dispensée par vos pairs. »
Nul n’éleva d’objection. Le capitaine Armus fronça les sourcils puis hocha la tête sans grand enthousiasme. Yin réussit à se rasseoir, mais on eut plutôt l’impression que ses jambes la trahissaient et qu’elle s’effondrait dans son fauteuil.
Geary se tourna vers Casia. « Capitaine, les manœuvres du Conquérant lors du dernier combat obéissaient-elles elles aussi aux ordres d’un autre officier que le commandant en titre de la flotte ? »
Casia hésita puis secoua vigoureusement la tête : « Je suis le seul responsable de mes actes. »
Pourquoi fallait-il que Casia fît preuve aujourd’hui d’une conduite admirable ? « Très bien, donc. Colonel Carabali, veuillez ordonner à vos fusiliers du Conquérant et de l’Orion de conduire les capitaines Casia et Yin en cellule et de préparer leur transfert sur l’Illustre. Capitaine Yin, capitaine Casia, veuillez quitter cette conférence. »
Casia s’accorda quelques instants pour balayer la salle d’un regard empreint de défi puis tendit le bras vers ses touches de contrôle et disparut. Yin l’imita peu après, d’une main qui sucrait les fraises.
Débattre des mouvements de la flotte après cette scène leur paraissait bien prosaïque. Geary afficha l’hologramme des étoiles, image en trois dimensions de l’espace environnant qui flottait au-dessus de la table. « Nous allons tirer profit de notre victoire à Lakota en poursuivant notre route vers l’espace de l’Alliance. Notre prochaine destination sera Brandevin. Je ne m’attends pas à y rencontrer une forte résistance, mais il faut nous préparer à trouver des mines au point d’émergence, voire une flottille syndic retardataire. » Il montra une étoile rouge sombre un peu plus loin, à quelques années-lumière de Brandevin. « De là, nous irons à Wendig. Ce système stellaire est réputé totalement abandonné. Nous gagnerons ensuite Cavalos, à moins qu’un imprévu ne nous guette à Wendig.