— Oui, approuva Tulev. Il est essentiel que les Syndics sachent que nous ne sommes pas coupables. Ainsi toute demande de représailles prendra un tour impopulaire. Et l’impact sur les populations syndics sera tout aussi capital. » Il montra de nouveau l’hologramme. « Elles assisteront de bout en bout à l’événement, quoi que tentent les dirigeants syndics pour le nier. Elles verront ce qui risque d’arriver à une planète dont le système stellaire est doté d’un portail. Que diront leurs dirigeants sur le moment ? S’ils tentent de nous le coller sur le dos, ceux de leurs sujets qui habitent des systèmes affligés d’un portail craindront de nous voir infliger la même punition à leur monde. S’ils se targuent de pouvoir nous en empêcher, on leur demandera pourquoi ils ne l’ont pas fait à Lakota. Si, en revanche, ils affirment à leurs populations qu’elles n’ont pas à redouter ce genre d’agression de la part de l’Alliance, alors on exigera de savoir ce qui a provoqué celle-là. »
Tout le monde y réfléchit et nombre de sourires sévères commencèrent de fleurir.
« Ils se retrouveront dans une position intenable, renchérit Badaya. Brillante suggestion, capitaine Tulev. Qui pourrait engendrer une forte vague d’inquiétude dans tout l’espace syndic et placer ses dirigeants dans une situation inconfortable : il leur faudrait gérer une sorte de panique collective, de peur généralisée des portails. »
Neeson secoua la tête, l’air soucieux. « Mais que se passera-t-il si nos propres populations en ont vent ? Nous ne pouvons pas interdire à cette rumeur de franchir la frontière de l’espace de l’Alliance, et nous serons alors confrontés au même problème.
— Nos dirigeants doivent impérativement être informés de son existence », affirma Badaya en jetant à Geary un regard éloquent. Aux yeux de Badaya, Geary restait le seul dirigeant que méritât l’Alliance : un dictateur soutenu par la majorité de la flotte. Même si Geary refusait absolument de se laisser circonvenir, les inquiétudes du capitaine Yin n’avaient pas toutes relevé de la pure et simple paranoïa. « Nous devons nous aussi trouver une solution avant que les Syndics ne décident de s’attaquer à nos portails », poursuivit Badaya.
Geary se rembrunit ; il s’inquiétait encore de ce que risquaient de décider les dirigeants élus de l’Alliance. Puis il vit Cresida hocher la tête.
« Nous pouvons contrecarrer cette menace, me semble-t-il, déclara-t-elle. J’y ai réfléchi. Nous sommes désormais en mesure de tirer des conclusions de deux cas expérimentaux, les seuls exemples connus à jour de l’effondrement d’un portail. La flotte dispose des données d’observation de ces deux événements. Forte de ces données, je peux affiner l’algorithme de tir employé à Sancerre, le rendre plus fiable et plus susceptible de réduire au minimum la décharge d’énergie.
— En quoi est-ce que ça nous avance ? s’enquit Badaya. Nous ne pouvons pas nous approcher suffisamment d’un portail syndic pour leur interdire en temps voulu de le détruire, et nous n’avons pas non plus l’intention de détruire les nôtres.
— En revanche, si les Syndics tentaient de détruire un des nôtres et que nous avons fixé à tous ses torons des charges destinées à déclencher automatiquement un programme d’autodestruction réduisant les risques de son effondrement au cas où il serait suffisamment endommagé… »
Le soulagement général se fit presque tangible. « Nous pourrions nous assurer qu’aucun de nos portails n’anéantisse son système stellaire.
— Peut-être, prévint Geary. Mais, dans la mesure où nous disposons uniquement des données de deux effondrements, nous ignorons jusqu’à quel point cet algorithme est fiable. S’il l’est beaucoup moins que nous ne l’espérons, nous ne tenons pas à l’apprendre de la pire des façons. Finaliser, approuver et installer un tel programme, même sur les seuls portails accessibles aux Syndics, risque de prendre un moment. »
Cresida fit la grimace puis hocha la tête. « En effet, capitaine.
— Mais c’est déjà mieux que rien, ajouta Tulev.
— Beaucoup mieux, convint Geary. Continuez de travailler sur ce concept, capitaine Cresida. Si nous pouvions l’apporter à l’Alliance quand nous rentrerons, nos foyers seraient protégés de la catastrophe qui s’est produite ici. » Ses yeux revinrent se poser sur l’hologramme et il prit conscience du chemin qu’il leur restait à parcourir. Encore trop profondément enfoncée en territoire ennemi, la flotte manquait toujours de réserves et restait traquée par des forces syndics susceptibles de l’anéantir si elle se retrouvait en mauvaise posture.
Nul ne semblait s’en inquiéter. Geary avait dit « quand nous rentrerons », pas « si nous rentrons », et personne n’y avait objecté. La crainte de voir la flotte (ou du moins sa grande majorité) se plier désormais à tous ses ordres quoi qu’il exigeât d’elle le taraudait, car, à présent, tous étaient convaincus qu’il ne pouvait que réussir. C’eût sans doute été parfait s’il avait eu du génie, mais il avait d’ores et déjà commis de nombreuses erreurs. Ô mes ancêtres, j’aspire à leur confiance, pas à leur foi totale. Hélas, que cela lui plût ou pas, il aurait apparemment droit aux deux. Et à cela s’ajoutait le désarroi qu’avait suscité en lui l’ordre d’exécuter Casia.
« Merci, déclara-t-il. Merci encore à vous tous et à tous vos équipages pour avoir remporté cette victoire dont l’Alliance se souviendra à tout jamais. » Il capta le regard de Duellos puis celui de Badaya et pressentit qu’ils tiendraient tous les deux à s’attarder après la conférence pour discuter en privé. Il ne s’en sentait pas capable pour l’instant et secoua discrètement la tête afin de leur faire comprendre qu’il leur parlerait plus tard. « Nous nous reverrons tous à Brandevin. »
Les images des officiers s’évanouirent et la salle donna l’impression de rétrécir à une rapidité inouïe. Geary se rassit pesamment quand la dernière image eut disparu ; les yeux rivés sur l’hologramme, il se demandait s’il pouvait réellement aider à désamorcer ces bombes que l’humanité, leurrée par des extraterrestres inconnus qui l’avaient persuadée de se doter du réseau de l’hypernet, avait semées dans tout l’espace qu’elle colonisait.
« On réussira. »
Geary avait oublié que Desjani, encore présente physiquement, se trouvait dans le compartiment et l’observait.
« Je sais que c’est difficile, capitaine. Mais vous nous avez conduits jusqu’ici. » Elle montrait l’hologramme.
« Je ne fais pas de miracles, déclara-t-il amèrement.
— Si vous lui fournissez la gouvernance adéquate, la flotte se chargera de les accomplir. Vous l’avez constaté ici même, à Lakota. »
Il eut un rire bref. « J’aimerais y croire ! Cela dit, la flotte a assurément accompli un travail fabuleux. Je ne le contesterai pas. » Son rire mourut et il désigna l’hologramme d’un coup de menton. « J’ai failli commettre quelques erreurs mortelles lors de notre premier passage à Lakota. Je ne peux pas m’en permettre d’autres, et cela m’effraie, Tanya.