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— Non. En effet. » L’accent qu’elle avait mis sur le mot « capitaine » cherchait à rappeler à Geary leur position hiérarchique. Elle restait sa subordonnée et lui son supérieur, et l’on n’y pouvait rigoureusement rien. Il baissa les yeux, s’efforçant de percer les sentiments qui l’agitaient tout en regrettant que Desjani fût, malgré elle, entraînée dans des intrigues politiques le concernant. « Je suis désolé.

— Merci. Moi aussi. »

Ce ne fut qu’après son départ qu’il se demanda de quoi exactement elle était désolée, car lui-même n’était entièrement convaincu d’avoir prêté à ce dernier mot le sens qu’il avait cru lui accorder.

« Capitaine Geary, ici le capitaine Desjani. Le décompte des prisonniers libérés sur l’Audacieux avait été brouillé par le combat consécutif et la perte de quelques vaisseaux engagés dans leur récupération, mais nous disposons à présent d’une liste préliminaire. Nous sommes en train de la vérifier et nous espérons obtenir leur liste définitive avant d’atteindre le point de saut pour Brandevin. »

Geary ressentit une certaine satisfaction à cette annonce, rappel qu’il avait réussi à libérer de nombreux spatiaux de l’Alliance capturés au cours des premiers combats dans le système de Lakota. Il tendit la main vers l’unité de transmission de sa cabine et tapa sur une touche. « Merci, capitaine Desjani. Mais vous n’aviez nullement besoin de m’en faire part. Vous êtes mon chef d’état-major. » Il n’avait pas de chef d’état-major, bien entendu. Celui de l’amiral Bloch était mort avec son supérieur direct dans le système mère syndic, et Geary n’avait pas souhaité distraire un autre officier de ses devoirs exigeants de commandant de vaisseau. Les systèmes automatisés pouvaient d’ailleurs s’acquitter de la plupart des tâches d’un état-major de naguère.

« Toujours heureuse de me montrer utile quand j’en ai l’occasion, capitaine. »

Geary sourit et coupa la connexion, puis se tourna vers Victoria Rione et constata qu’elle le fusillait du regard. Elle était venue débattre avec lui de la conférence qu’elle avait observée sans y assister en personne, mais le message de Desjani avait interrompu leur discussion. « Quoi encore ? demanda Geary. C’était une bonne nouvelle.

— Oui, convint Rione d’une voix glacée. Que ta petite assistante s’est empressée de t’annoncer, toute contente. »

Geary sentit monter une bouffée de chaleur : « Tu veux parler du capitaine Desjani ?

— De qui d’autre ? Tout le monde dans la flotte sait ce qu’elle ressent pour toi. Inutile d’en faire étalage en ma présence.

— Ce sont des rumeurs et tu le sais parfaitement, se rebiffa-t-il. Je ne l’ai jamais vue en donner la preuve matérielle et je ne me comporte pas non plus ainsi avec elle. Les gens que je croise dans les coursives de l’Indomptable ne me regardent pas avec désapprobation. S’ils s’imaginaient que le capitaine Desjani et moi y songions seulement, alors ils…

— Non, ils s’en garderaient bien ! » Rione le fixa d’un œil mi-furieux, mi-exaspéré. « Si vous baisiez sur la passerelle de ce vaisseau, cette femme et toi, le personnel de quart tournerait poliment la tête et approuverait allègrement : leur capitaine respecté et leur héros légendaire ont enfin trouvé le bonheur ensemble ! Comment peux-tu l’ignorer ?

— C’est ridicule. Ils savent que nous sommes ensemble, toi et moi…

— Il nous arrive peut-être parfois de déambuler de conserve, mais chacun peut voir que nous ne sommes pas plus liés affectivement que le jour où l’on t’a décongelé de ton sommeil d’hibernation ! »

Geary ouvrit la bouche pour objecter puis se ravisa. Rione avait entièrement raison. Même quand il arrivait à leurs corps de s’unir, leurs esprits restaient séparés. Luxure n’est pas amour. Il savait ce qui le poussait à désirer Victoria Rione et ne pouvait guère prétendre le contraire. « Malgré tout, nous avons affiché publiquement notre liaison. Si je te quittais pour Desjani…

— Ils applaudiraient ! Je suis une civile et une femme politique ! Ils ne me font pas confiance ! Ils ne me regardent pas comme une des leurs, et je n’en fais d’ailleurs pas partie !

— Ça ne signifie pas pour autant que…

— Oh que si ! Si l’on organisait demain un référendum à ce sujet dans la flotte, ses officiers et ses matelots voteraient massivement pour qu’on me fourre dans un module de survie, qu’on l’éjecte vers le plus proche camp de travail syndic et qu’on installe Desjani dans ta cabine afin qu’elle réchauffe à l’avenir ta couche et ton corps, et au diable le règlement de la flotte ! Elle le sait ! Pourquoi est-elle si mal à l’aise, à ton avis, quand on soulève ce sujet ?

— Elle a toutes les raisons de l’être ! rétorqua Geary avec chaleur. Elle n’a jamais rien fait qui puisse corroborer l’impression qu’elle l’envisage. »

Rione le dévisagea longuement. « Bien sûr que non. Et toi non plus.

— Hein ? Insinuerais-tu que j’éprouve des sentiments pour elle ?

— Je n’insinue rien du tout, je l’affirme ! Tu préfères clairement sa compagnie à la mienne ou à tout autre. En outre elle te le rend bien et tu le sais !

— Je ne sais strictement rien de tel ! rugit-il. Nous devons travailler ensemble ! Desjani a beaucoup d’instinct et une grande intelligence stratégique, alors je tiens évidemment à ses conseils ! Pourquoi es-tu si jalouse d’elle, d’ailleurs ?

— Parce ce que tu la préfères à moi, espèce d’idiot ! Si son honneur et le tien n’étaient pas en jeu… et je reconnais volontiers qu’ils restent intacts et que vous vous interdisez tous les deux d’enfreindre le règlement, tant vous êtes l’un et l’autre si foutrement attachés à votre devoir et à vos responsabilités d’officier… vous passeriez tout votre temps de veille ensemble ! Et de sommeil ! Et, si l’on devait en arriver là, elle en éprouverait la même béatitude qu’elle ne ressentait auparavant qu’en détruisant des vaisseaux syndics ! Si tu n’en es pas conscient, c’est que tu es encore plus écervelé que je ne l’aurais cru possible de la part d’un mâle ! » Rione le fixa, comme se demandant si elle devait ajouter quelque chose, puis elle leva les bras au ciel, visiblement mortifiée, et sortit en trombe.

L’écoutille ne s’était pas refermée que la réponse la plus évidente à sa diatribe traversait l’esprit de Geary : Je la préfère peut-être à toi parce qu’elle ne passe pas sa vie à m’engueuler ! Mais il eût été pour le moins absurde de la proférer dans une cabine vide, et il n’était pas non plus question de poursuivre Rione dans les coursives pour lui en faire part ; de toute manière, il n’était pas certain que cette réplique lui paraîtrait aussi avisée une fois sa colère retombée.

En outre, il était conscient que la seule réponse vraiment sincère serait différente : J’aime Desjani parce qu’elle me comprend. Bien qu’elle me prenne pour un grand héros chargé d’une mission capitale, elle a malgré tout l’air de savoir qui je suis réellement. Et aussi parce que nous travaillons si bien ensemble, comme si nous sentions instinctivement ce dont l’autre a besoin. Nous avons les mêmes goûts, nous pouvons parler, j’arrive à mieux me détendre en sa compagnie qu’avec n’importe qui. Ce qui fait d’elle un parfait commandant de vaisseau amiral, une interlocutrice idéale, une présence géniale, une…

Bon sang !

Rione a raison.

Il resta assis là un moment, à réfléchir à ce qu’il devait faire. Mais, d’une certaine façon, Desjani et lui en avaient déjà discuté. Ils ne pouvaient ni ne voulaient rien faire qui fût déplacé entre un commandant et son officier subalterne.