Un petit groupe de leurs sections mobiles d’assaut est venu m’arracher à mon compartiment, ils m’ont fourré leurs armes sous le nez et m’ont demandé si vous étiez réellement le commandant de la flotte et si vous aviez véritablement interdit le massacre de prisonniers syndics. » Savos haussa les épaules. « Je ne sais pas pourquoi ils posaient cette question, mais j’ai répondu par l’affirmative dans les deux cas, sans mentir. Je leur ai dit que vous insistiez pour qu’on se conformât aux anciennes règles de la guerre et que nous nous pliions tous à vos ordres. Et aussi que vous teniez toujours parole. Puis l’un d’entre eux a dit quelque chose comme “Et merde pour les ordres !” avant de me repousser à l’intérieur du compartiment. Je n’en sais pas plus, jusqu’à ce que nos fusiliers en fassent sauter l’écoutille. Nos gardes syndics ont dû prendre la fuite dans leurs modules de survie juste après m’avoir parlé. »
Geary se demanda ce qu’avaient bien pu être ces « ordres ». Couper les supports vitaux des compartiments réservés aux détenus ? Régler le cœur du réacteur de l’Audacieux en surcharge ? Corroborée par son enregistrement, sa menace avait apparemment porté en l’occurrence. « Merci, capitaine. Prenez un peu de repos. Vous l’avez bien mérité. Nous nous reparlerons à Brandevin.
— À vos ordres ! » Savos ébaucha un geste vers ses touches de commande puis se ravisa. « Ils ont peur, capitaine. Peur de cette flotte. Et de vous. Je l’ai senti.
— Hum. » Comment répondre à cela ? Geary n’avait jamais mené ses hommes par la peur, encore que la terreur qu’on suscitait chez l’ennemi et la crainte qu’on inspirait à ses subordonnées fussent deux choses fort différentes. Néanmoins, il ne se voyait pas sous ce jour. « Eh bien ils devraient avoir peur de tous les gens de cette flotte, capitaine Savos, parce que je n’aurais strictement rien fait sans l’assistance de tous les hommes et femmes présents sur ses vaisseaux. »
Savos parut soulagé, comme si on lui avait épargné d’enfoncer une porte ouverte, songea Geary. Puis son image s’effaça, le laissant de nouveau seul.
« La navette transférant les capitaines Yin et Casia à bord de l’Illustre est en chemin », annonça nonchalamment Desjani, comme si transborder un officier supérieur vers son peloton d’exécution et un autre vers sa cellule relevait de la pure routine dans la flotte.
« Ils sont à bord de la même navette ? » Sur l’écran de l’unité de communication de sa cabine, l’image de Desjani opina. « Le Conquérant et l’Orion sont encore très proches l’un de l’autre. Il aurait été absurde de gaspiller du carburant sur deux navettes différentes. Elle devrait atteindre l’Illustre dans vingt-cinq minutes. »
Resterait environ quatre jours et demi avant le saut de la flotte pour Brandevin. Largement le temps de permettre au peloton d’exécution de faire sa besogne à Lakota, ainsi que l’avait promis Geary à Casia ; mais, parfois, même le temps dont on dispose semble s’écouler trop vite.
Il trouvait injuste de s’attarder ainsi dans sa cabine, oisif ou pas, pendant que la navette voguait vers l’Illustre avec son petit chargement de prisonniers et de fusiliers. Geary gagna la passerelle et s’assit près de Desjani : la navette n’était plus qu’à vingt minutes de l’lllustre. Il se demanda si le colonel Carabali avait réussi à réunir assez de volontaires pour le peloton d’exécution de Casia puis décida qu’il ne se sentait pas encore prêt à lui poser la question. Il n’avait aucune envie d’y songer mais ne pouvait pas non plus s’en empêcher. Dix minutes plus tard, une alarme se mettait à clignoter. « Incident à bord de la navette Omicron 51 », annonça une vigie.
Geary se concentrait encore sur son écran quand Desjani hoqueta de stupeur : « Mais c’est le pigeon qui transporte Yin et Casia ! »
Geary fixa l’hologramme, pris d’un mauvais pressentiment. « Qui les transportait », rectifia-t-il. Image et texte s’accordaient : la navette avait explosé. « Elle n’est plus là ? »
Desjani pianotait sur des touches, les sourcils froncés. « Les accidents de navette sont peu fréquents mais pas impossibles. Pourtant, à ce niveau de dysfonctionnement… Nos systèmes affirment que sa cellule d’énergie a été victime d’une défaillance catastrophique de son confinement. Qu’est-ce qui a bien pu la provoquer ?
— Le destroyer Rapière est près du site de l’accident, annonça la vigie des opérations. Il demande l’autorisation de gagner cette zone pour chercher des rescapés et recueillir des preuves matérielles. »
Geary aurait déjà dû songer à envoyer un vaisseau procéder à ces opérations. « Répondez au Rapière que l’autorisation lui est accordée », déclara-t-il, tout en cherchant encore à comprendre ce qui s’était passé.
Desjani secoua la tête, l’air furieuse. « Les chances de retrouver des survivants sont voisines de zéro, mais le Rapière découvrira peut-être sur l’épave des indices permettant d’expliquer l’accident. »
Le Rapière se dirigeait toujours vers le champ de débris qui était encore, l’instant d’avant, la navette Omicron 51, quand Rione apparut subrepticement sur la passerelle et se pencha sur Geary pour lui chuchoter à l’oreille : « Un accident pour le moins inhabituel et deux officiers morts qui auraient pu citer des noms. »
Il la dévisagea. « Vous croyez que… ?
— Casia aurait pu faire une dernière déclaration avant d’affronter le peloton d’exécution. Yin aurait pu flancher et révéler certains détails si nous avions décidé de l’interroger. Vous-même, qu’en pensez-vous ? »
Il répugnait à l’admettre, mais la coïncidence (un accident mortel survenant précisément sur cette navette) n’en rendait que trop convaincante la suggestion de Rione ; trop vraisemblable, du moins, pour qu’on l’ignorât. Des gens avaient jugé bon de procéder à une escalade dans leurs manœuvres contre Geary, au point de recourir au meurtre. Jusque-là, il n’avait pas vraiment tenu compte des mises en garde de Rione. Le doute ne semblait plus permis désormais. Quels qu’ils fussent, ces individus étaient prêts à éliminer des collègues au nom de leur contestation de son autorité sur la flotte. Encore que, s’il fallait en croire l’ultime déclaration de Yin, ils tinssent avant tout à l’empêcher de devenir un dictateur à son retour et, à l’instar de Rione, fussent résolus à tuer pour y parvenir. Contrairement à elle, ils n’avaient pas seulement menacé de le faire, mais ils étaient passés à l’action et n’avaient pas directement frappé Geary, mais d’autres officiers.
Ce qui signifiait qu’ils étaient indubitablement déterminés et capables de commettre de tels forfaits. Où, quand et comment ? Telles étaient les seules questions.
Sept
Geary n’avait pas revu le capitaine Numos depuis la bataille d’Ilion. L’homme ne se leva pas quand l’image de Geary apparut dans la cabine qui lui servait de cellule, et il se contenta de le fixer du même œil mi-haineux, mi-méprisant qu’à leur première rencontre.
« Que voulez-vous ? »
Refusant de se laisser affecter par Numos, Geary secoua la tête. « Comme vous l’avez certainement appris, l’équipage d’une navette, quatre fusiliers spatiaux et deux officiers de la flotte ont trouvé la mort. Croyez-vous vraiment que je me soucie de votre comportement présent ?
— M’accuseriez-vous d’en être responsable ?
— Non. » Cette réponse directe parut surprendre Numos. « Je veux seulement que vous réfléchissiez aux conséquences. Les capitaines Casia et Yin ont été réduits au silence pour les empêcher de trop en dire. Vous devriez au moins vous inquiéter de ce que méditaient vos présumés amis. »