Numos renifla dédaigneusement. « Je devrais sans doute me fier à vous ? Qu’est-ce qui me dit que vous n’avez pas organisé vous-même ce petit accident pour éliminer deux officiers qui ont défié votre autorité ?
— Si j’avais voulu leur mort, j’avais toutes les raisons de l’ordonner ouvertement en vertu du règlement de la flotte, fit remarquer Geary. Le capitaine Casia allait affronter un peloton d’exécution. Pourquoi aurais-je sacrifié une navette pour tuer un homme d’ores et déjà condamné ?
— Vous aviez déjà éliminé les capitaines Falco, Faresa, Midea et Kerestes… J’oublie quelqu’un ? »
Geary s’assit pour scruter attentivement Numos. « Vous ne pouvez pas être à ce point stupide. Vous savez pertinemment qu’ils sont tombés au combat. Et que Midea a causé sa propre mort. Je me suis demandé comment vous la mainteniez sous votre contrôle. »
Numos haussa les épaules. « Elle respectait l’autorité légitime. »
Geary s’était demandé si son aversion pour Numos n’aurait pas déteint sur ses souvenirs au point de les noircir davantage. Non, visiblement. « Peut-être êtes-vous effectivement stupide à ce point. Vos amis ont assassiné de sang-froid des officiers de la flotte.
— Il me semblait vous avoir entendu dire qu’il s’agissait d’un accident.
— De fait, non, je n’ai jamais dit cela. Vous avez employé ce mot à plusieurs reprises, de votre propre chef. Curieuse certitude, non ? » La pique de Geary fit mouche : les yeux de Numos étincelèrent de fureur. « Peut-être vous imaginez-vous avoir une chance infime d’être nommé commandant de la flotte si je n’étais plus là. Je n’en sais rien. Mais c’est exclu. Peut-être vous imaginez-vous que je compte devenir dictateur à notre retour. Ça n’arrivera pas non plus.
— Je suis censé vous croire ? »
Geary l’étudia quelques secondes. « J’aurais pensé que vous témoigneriez au moins un semblant d’émotion à l’annonce du décès de camarades officiers. » Numos soutint impassiblement son regard. « Si d’autres accidents de ce genre se produisaient, vous vous retrouveriez dans une salle d’interrogatoire, capitaine Numos. Je sais que vous avez reçu un entraînement et que vous êtes capable de formuler vos réponses de manière à tromper jusqu’aux scanners cérébraux, mais nous avons d’excellents inquisiteurs dans cette flotte. Je sais aussi que, si je ne peux pas soumettre un commandant de vaisseau à un interrogatoire sans une bonne justification, tout nouvel “accident” soulèverait assez d’inquiétude pour me le permettre. » Numos vira à l’écarlate mais garda le silence. « Informez-en vos amis. »
Geary se leva, manipula ses contrôles et disparut de la cabine de Numos.
« Je t’avais bien dit que c’était une pure perte de temps », lâcha Rione en se rejetant en arrière dans son fauteuil. Elle n’avait pas participé à cet entretien virtuel, mais elle y avait assisté de bout en bout.
« Je devais au moins tenter le coup. » Geary secoua la tête. « J’ignore comment j’ai réussi à m’abstenir de donner l’ordre de fusiller Numos et de balancer son corps dans le vide par la plus proche écoutille.
— Black Jack Geary en serait capable. » Rione avait l’air songeuse. « Black Jack écrit ses propres lois. Il ferait procéder sur-le-champ à l’interrogatoire de Numos, me semble-t-il.
— C’est ce que tu m’as dit. » Geary s’assit en se massant le front. « J’ai sondé quelques officiers. Tous sont convenus que je pouvais m’en tirer, mais que ça effraierait ceux qui craignent de me voir devenir un dictateur, tout en encourageant ceux qui en rêvent. Dans les deux cas, ça risquerait de déclencher des réactions peu souhaitables. Il me faut d’autres justifications.
— D’autres morts, si je comprends bien, souligna-t-elle.
— Je sais. Mais agir prématurément pourrait avoir les mêmes conséquences. Tes espions n’ont rien à me rapporter, j’imagine ?
— Non. » Rione se rembrunit. « La flotte entière parle de l’accident, mais tout se réduit à une grande surprise et à des conjectures sur la défaillance de la cellule d’énergie. Nul ne semble ouvertement insinuer que tu aurais pu jouer un rôle dans l’affaire, puisque tous ont l’air plus malins que Numos et savent que, si tu avais voulu la mort de Yin et de Casia, tu n’aurais pas eu besoin de faire exploser une navette. S’agissant de tes adversaires, leur silence est assourdissant. J’aimerais assez savoir ce qu’il recouvre. »
Il la scruta pendant près d’une minute avant de poser la question qui le turlupinait. « Pourquoi ne m’as-tu jamais dit que certains de ceux qui s’opposent à mon commandement étaient poussés par la crainte de me voir devenir un dictateur ? »
Rione balaya la question d’un geste. « Parce que leurs mobiles précis n’y changent pas grand-chose.
— Tu étais toi-même disposée à me tuer pour m’en empêcher. » Elle ne répondit pas et Geary ressentit le besoin de corriger son affirmation. « Tu le serais encore, j’imagine, si tu en voyais la nécessité. Mais il me semble que leur mobile exact a son importance, si c’est le même que le tien. Pourquoi ne t’ont-ils pas contactée, connaissant ta légendaire loyauté envers l’Alliance ? À moins qu’ils ne l’aient fait ? »
Rione s’esclaffa. « Tu deviens parano ? Je vais pouvoir faire de toi un politicien. Non, John Geary, ils ne m’ont pas contactée. Je crois pour ma part que nos mobiles respectifs n’avaient que ce seul point commun : ni eux ni moi ne tenons à te voir devenir dictateur. Mais je tiens aussi à ce que le gouvernement élu de l’Alliance reste au pouvoir. Je soupçonne tes ennemis, tels que feu le capitaine Yin et ses amis, de croire en la nécessité d’une dictature militaire. Mais sans toi. »
Ça faisait sens. « Comme Falco. Quelques officiers supérieurs pensent aussi que le seul moyen de sauver l’Alliance est de renverser le gouvernement. » Rione hocha la tête. « Mais j’ai de plus en plus de mal à me convaincre qu’ils soutiennent Numos. Cet entretien vient de me confirmer qu’il est beaucoup trop arrogant pour faire un pion aisément manipulable, et trop bête pour agir de son propre chef. Mais il me crée des problèmes, ce qui le rend probablement utile à leurs yeux.
— Ça pourrait bien s’avérer, déclara Rione. Je pense que ton analyse est exacte et que ces conspirateurs sont ravis de tirer profit de l’hostilité de Numos à ton égard, mais qu’il est trop orgueilleux et manque par trop d’imagination, serait-ce pour leur servir de marionnette. À la lumière de ces dernières conclusions, il ne servirait à rien, j’imagine, d’insister pour qu’on l’interroge rapidement.
— Ouais. Je parie qu’il ne pourrait strictement rien nous apprendre d’utile. » Geary fixa l’hologramme des étoiles ; un autre sujet lui brûlait les lèvres : « Combien d’officiers de cette flotte sont-ils disposés à soutenir une dictature ? On m’a parlé d’une forte majorité, alors peut-être devrais-je poser la question à l’envers : combien n’y sont-ils pas disposés, puisqu’ils constituent apparemment une minorité ? Duellos s’y refuserait. Tulev et Cresida aussi, me semble-t-il…
— S’agissant de Cresida, ne t’avance pas trop, fit remarquer Rione. Quant à Tulev, je reste pour l’instant dans l’expectative. Avant même que tu ne ressuscites miraculeusement d’entre les morts, le gouvernement civil s’inquiétait de plus en plus de la loyauté du corps des officiers. C’est de notre faute. Nous en sommes conscients. Ils sont en première ligne, voient mourir leurs amis et leurs camarades, et nous ne pouvons guère leur affirmer que la victoire approche grâce à leurs sacrifices. Ça dure depuis un siècle. Leurs grands-pères et leurs grands-mères, puis leur père et leur mère ont vu mourir leurs collègues ou sont morts eux-mêmes pendant cette guerre. Je m’étonne parfois que notre gouvernement élu ait survécu à un aussi long conflit.