— Mais, si les Syndics traitaient avec eux, et manifestement sans succès puisqu’ils n’ont jamais produit une seule technologie supérieure à celle de l’Alliance, hormis l’hypernet que nous avons en commun, pourquoi se sont-ils retournés contre nous ? argua Cresida. D’après la disposition des portails de l’hypernet à la frontière extérieure des Mondes syndiqués, nous savons que les Syndics craignent les extraterrestres. Pourquoi déclencher une guerre contre nous ?
— Parce qu’ils se sentaient cernés ? suggéra Duellos. Avec l’Alliance d’un côté et ces extraterrestres de l’autre, les Mondes syndiqués se retrouvent pris entre le marteau et l’enclume. Ils ont eu peur d’être broyés dans cet étau dès que nous apprendrions l’existence de ces êtres.
— Alors pourquoi nous faire la guerre ? insista Cresida. Pourquoi donner forme à leur pire cauchemar ? »
Geary secoua la tête. « En temps de paix, les vaisseaux de l’Alliance traversaient l’espace syndic. Parfois quelques bâtiments militaires en mission diplomatique, mais plus fréquemment des cargos. Des citoyens de l’Alliance s’y rendaient aussi pour le commerce ou le plaisir. Tous auraient pu découvrir des indices sur l’existence des extraterrestres ou être directement contactés par eux.
— D’accord, capitaine, mais déclencher une guerre dans le seul but d’interdire aux vaisseaux de l’Alliance de traverser leur territoire… ? La mesure me paraît démesurée. Ce n’est pas comme s’ils avaient jamais autorisé un trafic massif de l’Alliance dans les zones qu’ils contrôlent. Ils auraient très bien pu l’étouffer complètement sous divers prétextes. Et que diable aurions-nous pu faire ? En outre, comment auraient-ils su avec certitude que les extraterrestres ne profiteraient pas de cette guerre contre l’Alliance pour les attaquer à leur tour ? »
Duellos haussa les épaules. « Leurs dirigeants croyaient peut-être nous vaincre rapidement.
— C’est démentiel ! objecta Cresida. Même les dirigeants syndics ne sont pas assez bêtes pour croire une chose pareille.
— Ils étaient persuadés que l’Alliance céderait dès leurs premiers coups, intervint Desjani. Qu’après nos premières pertes nous n’aurions pas le courage de rebondir et de riposter.
— Nous n’en savons rien, rétorqua Rione sur un ton légèrement comminatoire mais sur lequel on ne pouvait se méprendre. C’était l’argument qu’on avançait après les premières attaques pour rallier l’Alliance contre eux. C’est d’ailleurs pour cette raison, pour prouver aux Syndics qu’ils se trompaient, qu’elle a monté en épingle la plupart des actions héroïques. »
Et c’était aussi là qu’était née la légende de Black Jack Geary, combattant jusqu’à la mort contre un ennemi supérieur en nombre. Modèle d’héroïsme chargé d’inspirer du courage à tous. Geary s’efforça de ne pas remarquer que tous le regardaient.
Tulev haussa les épaules à son tour. « Sans doute était-ce un excellent argument pour le ralliement de l’Alliance, mais ça ne signifie pas pour autant qu’il était faux, insinua-t-il en jetant un regard à Desjani, qui avait plissé les yeux en réaction au ton de Rione. Quelle autre explication peut-on apporter ?
— Qu’ils auraient peut-être passé une manière d’accord avec les extraterrestres, suggéra Rione. En comptant certainement revenir dessus dès qu’ils en auraient fini avec nous.
— Quel genre d’accord ? interrogea Geary en se remémorant une époque qui n’était pour lui qu’un passé récent, alors qu’elle remontait à plus d’un siècle pour ses interlocuteurs. Un pacte de non-agression pouvait sans doute sécuriser provisoirement leur frontière commune avec les extraterrestres, mais ils n’auraient pas pu remporter une victoire décisive sur l’Alliance. Leurs armées n’auraient pas suffi à la contrôler, en raison de sa seule dimension, pas plus que l’Alliance n’aurait pu lever assez de troupes pour dominer toute l’étendue des Mondes syndiqués. Nous le savions, et eux aussi. D’où le choc causé par ces attaques surprises, dont celle de Grendel.
— J’ai peut-être la réponse, déclara Desjani, dont le visage venait de s’éclairer, une idée lui ayant traversé l’esprit. Tous vos propos m’ont fait penser à quelque chose. » Elle tapa sur quelques touches et une zone de l’espace que Geary reconnut amèrement s’afficha au-dessus de la table. « L’espace de l’Alliance, le long de sa frontière avec les Mondes syndiqués », expliqua-t-elle comme si l’on ne pouvait pas attendre de la coprésidente qu’elle reconnût la projection de ce secteur ; le visage de Rione se durcit légèrement. « J’y ai passé quelque temps récemment pour étudier les débuts de la guerre. Cet hologramme montre les premières attaques syndics remontant à un siècle : Shukra, Thabas, Diomède, Baldur, Grendel. Pourquoi ont-ils frappé Diomède plutôt que Varandal ? Pourquoi Shukra plutôt qu’Ulani ? »
Geary fronça les sourcils. Il n’était pas au courant, ne l’avait jamais appris puisqu’il avait sombré dans le sommeil de survie juste après le premier assaut surprise des Syndics à Grendel et évité, pendant les mois qui avaient suivi son réveil, d’étudier de trop près les premières attaques syndics ; savoir que tout son équipage avait péri dans cette bataille ou des combats ultérieurs, voire pendant que son module de survie dérivait dans le vide avec les autres vestiges de la bataille de Grendel, lui était encore trop douloureux. « Excellente question. Je n’avais parcouru les comptes rendus de ces événements qu’en diagonale et j’avais la certitude qu’ils avaient frappé la base de l’Alliance à Varandal.
— Ce n’est pas le cas, confirma Duellos en étudiant l’hologramme. Varandal était déjà une base importante à l’époque ? »
Desjani acquiesça de la tête. « La plus importante de ce secteur de l’espace pour la flotte de l’Alliance, et ce dans tous les domaines : commandement, réparations, réapprovisionnement et mouillage.
— Une cible autrement essentielle que certaines de celles qui ont été frappées. Quelqu’un sait-il pourquoi elle a été épargnée ? »
Ce fut encore Desjani qui répondit : « Tous les manuels affirment que Varandal, Ulani et d’autres systèmes stellaires de haute valeur auraient normalement dû subir par la suite une seconde vague d’assauts, qui ne se seraient jamais produits en raison des pertes infligées aux Syndics lors de la première. Normalement, répéta-t-elle. De toute évidence, cette présomption découle de la conviction, partagée par tout notre camp, que les Syndics n’auraient pas dû s’attendre à ce que la première vague d’attaques surprises chargée de déclencher la guerre eût causé des dommages décisifs à l’Alliance. Ils ne disposaient pas de forces suffisantes pour frapper toutes leurs cibles en même temps, comme l’a dit le capitaine Geary.
— Où voulez-vous en venir ? » demanda Rione.
Desjani lui jeta un regard glacial mais ne se départit pas de son ton calme et professionnel : « Les Syndics s’attendaient peut-être à des renforts dont nous ignorions l’existence. Mettons qu’ils aient effectivement conclu un accord et comptaient sur une aide extérieure. Sur un allié formidablement puissant, qui frapperait des systèmes comme celui de Varandal pendant qu’eux-mêmes s’attaquaient à Diomède. »
Cette fois, le silence s’éternisa. Le visage de Rione se durcit de nouveau, mais son courroux ne visait plus Desjani. « Les extraterrestres auraient donc doublé les Syndics ?
— En leur promettant de les aider à attaquer l’Alliance.
— Et en n’apparaissant pas au moment voulu, les laissant seuls pour combattre. Ils ont pigeonné les Syndics, qui se croyaient les maîtres en matière de ruse et de duplicité, et les ont incités à livrer à l’Alliance une guerre qu’ils ne peuvent pas gagner. Mais leurs dirigeants n’ont pas voulu reconnaître qu’on les avait bafoués dans les grandes largeurs, et ils ont déchaîné la fureur de l’Alliance, tant et si bien qu’ils ne peuvent plus se dépêtrer d’une guerre qu’ils ont eux-mêmes déclenchée. »