— Mais, à l’époque, nous avions tous cessé de nous poser cette question, fit observer Cresida. N’est-ce pas ? Aucune autre espèce intelligente, à notre connaissance, n’avait été détectée ni ne nous avait contactés, et la guerre détournait notre attention vers d’autres problèmes. Le capitaine Geary, lui, avait un regard neuf.
— Décongelé de frais, voulez-vous dire », plaisanta Geary. Et tout le monde sourit à ce rappel de sa longue période d’hibernation. Jamais il n’aurait imaginé qu’il serait capable d’en rire un jour. « Voilà la question qui se pose à nous. Devons-nous garder leur existence secrète ou bien commencer à en faire part à une large audience ? »
Le silence s’éternisa puis Rione prit la parole d’une voix lasse : « Nous craignons que l’humanité ne se serve de la puissance des portails pour s’autodétruire parce que cette guerre a engendré de la haine pendant des générations. Si elle apprenait que le conflit a été déclenché par la ruse d’une autre espèce intelligente, qui nous a incités par la tromperie à semer les moyens de notre propre extinction dans les systèmes stellaires que nous contrôlons, comment réagiraient les masses ? Qu’exigeraient-elles ?
— Une vengeance, répondit Tulev.
— Exactement. La guerre, mais sur une plus vaste échelle, contre un ennemi dont la puissance et l’étendue nous restent inconnues, et qui jouit d’une incontestable supériorité technologique. »
Cresida serra les poings. « Je me fiche du nombre de ces êtres qui mourront. Ils l’auront bien mérité. Mais, à l’idée de tous les hommes qui périront encore…
— Il me semble qu’on a répondu à ma question, déclara pesamment Geary. Nous aussi devons garder le secret, mais, en même temps, trouver un moyen de contrecarrer ces extraterrestres sans déclencher un conflit encore plus meurtrier. »
Duellos gonfla les lèvres tout en réfléchissant, le front plissé, tandis que sa main pianotait silencieusement sur la table voisine. « Un ennemi à la fois. C’est ce que je recommande. Nous devons en finir avec les Syndics avant d’espérer pouvoir nous occuper des extraterrestres.
— Mais comment vaincre les Syndics si les extraterrestres les aident activement ? » demanda Cresida.
Les rides du front de Duellos se creusèrent davantage. « Que je sois pendu si je le sais. »
Mystérieusement, tous les yeux se tournèrent vers Geary, qui soutint les regards. « Quoi ? Vous imagineriez-vous que je sais comment m’y prendre ?
— Vous avez amplement démontré jusque-là votre aptitude à voir au-delà de ce que nous tenons tous pour acquis et de ce qui ne nous avait même pas traversé l’esprit, capitaine. Peut-être parce que, de multiples façons, vous jouissiez d’un point de vue extérieur, ou, peut-être… euh… parce qu’on vous inspirait des visions qui nous restaient interdites. »
Qu’on lui inspirait… Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Il regarda autour de lui et, à l’air légèrement embarrassé de Cresida, à la sereine certitude qu’affichaient les traits de Desjani tout comme au regard de Rione qui semblait le jauger, il comprit brusquement. « Vous croyez que les vivantes étoiles me parlent ? Il me semble que je le saurais.
— Non, rectifia Duellos en fronçant encore les sourcils. Vous ne le sauriez pas. Ce n’est pas ainsi qu’elles s’y prennent. Ou qu’elles sont censées s’y prendre, du moins.
— Vous ne cessez de nous dire en privé que vous êtes un homme normal, sans rien d’exceptionnel, renchérit Desjani. Mais vous n’en réalisez pas moins des exploits exceptionnels. Soit vous êtes un homme extraordinaire, soit vous recevez une aide extraordinaire, et je n’ai pas la vanité de croire qu’il s’agit de celle que je vous fournis. »
Petit piège logique incontournable. « Capitaine Desjani, et vous tous, la seule aide extraordinaire que je reçoive, c’est la vôtre. » Tous les visages exprimèrent la même dénégation.
« Vous ne pouvez pas risquer le sort de la flotte ni celui de l’Alliance sur la vague assurance que je bénéficierai d’une inspiration providentielle quand le besoin s’en fera sentir.
— Que non pas, répliqua Tulev. Nous nous fondons sur ce que vous avez déjà fait. Continuez, tout simplement. » Un rare sourire fleurit sur son visage, laissant entendre qu’il était conscient de ce que sa déclaration contenait d’humour et d’irrationnel à la fois.
Continuez, c’est tout. Sauvez la flotte. Gagnez la guerre. Affrontez un ennemi non humain dont on ignore la puissance et les caractéristiques. Geary ne put s’empêcher de rire. « Je vais essayer. Mais aucune inspiration ne me vient pour le moment. J’ai besoin que vous continuiez de m’apporter votre précieux soutien, vos conseils et votre assistance. »
Cresida secoua la tête. « J’aimerais pouvoir vous donner un conseil pour traiter avec ces extraterrestres. Y réfléchir dans l’espace du saut aura au moins le mérite de nous occuper avant d’arriver à Brandevin. »
Trois jours plus tard, Geary donnait à la flotte l’ordre de sauter et elle quittait le système de Lakota pour la seconde et dernière fois, du moins fallait-il l’espérer.
Après la tension des semaines précédentes et les combats de Lakota, les journées passées dans l’espace du saut furent un moment de répit, bref sans doute mais bienvenu. Tout le monde s’attelait activement aux réparations, mais au moins avait-on le temps de se détendre un peu, tant moralement que mentalement. En dépit de l’atmosphère quelque peu surnaturelle de l’espace du saut, à leur arrivée à destination, Geary se surprit à regretter le retour dans l’espace conventionnel.
L’hologramme du système stellaire, déjà bourré d’informations obtenues dans les archives syndics, s’actualisa en fonction des observations des senseurs de la flotte à mesure qu’ils procédaient à l’analyse de la présence humaine à Brandevin. Celle-ci, de manière assez surprenante, était plus importante que prévue. La plupart des systèmes stellaires négligés par l’hypernet avaient décliné, tantôt lentement, tantôt rapidement, en même temps que le trafic spatial qui, naguère contraint de les traverser par les points de saut, empruntait désormais les portails pour aller directement d’un système du réseau à un autre.
Mais, à Brandevin, les installations minières, responsables en majeure partie de sa colonisation, étaient notablement plus développées que celles décrites par les guides des systèmes stellaires syndics réquisitionnés à Sancerre. « Pourquoi ? » s’interrogea Geary à voix haute.
Desjani secoua la tête, non moins mystifiée. « Il n’y a aucune présence militaire ennemie ici. Ni vaisseaux de surveillance ni flottille chargée de protéger le système contre nous. Je n’avais jamais vu un système syndic qui ne soit pas doté au moins d’une base destinée à la sécurité intérieure. » Les données continuaient de se mettre à jour sur l’hologramme et montraient à présent quelques cargos filant d’un point de saut de Brandevin à un autre. « Où mène l’autre ? » demanda Geary.
Il lut la réponse sur l’écran en même temps qu’une vigie la lui criait : « À Sortes, capitaine. »
Une solide présence syndic dans un système évincé par l’hypernet, mais entretenant un trafic spatial manifestement régulier avec une étoile voisine pourvue d’un portail. Cela dit, les mines qu’on exploitait dans ce système ne devaient guère différer de celles de Sortes. « Que diable est-ce… ? » marmonna Geary.
L’éclat de rire de Victoria Rione attira son attention. « Aucun de vous ne comprend, dirait-on. Ça ne vous saute donc pas aux yeux ? Il s’agit d’une installation illégale… pirate, en quelque sorte, établie par des compagnies syndics pour se soustraire au contrôle central et aux impôts. Rien de ce qu’ils extraient ici n’est régularisé ni taxé, ce qui couvre largement les frais supplémentaires de contrebande occasionnés par le transit du minerai d’un portail à l’autre, et permet aussi de dissimuler son origine.