— Je ne suis qu’humain, Tanya.
— Bien entendu. C’est ce qui vous rend héroïque. Les hommes craignent la mort et la souffrance, et, quand on réussit à surmonter cette peur pour protéger autrui, on peut s’en enorgueillir. »
Stupéfait, Geary fit quelques instants les cent pas sans mot dire avant de répondre. « Je n’avais pas vu la chose sous cet angle. Vous savez choisir vos mots. Je ne m’étonne plus que votre oncle vous ait proposé une place dans son agence littéraire. »
Desjani fixait le pont en souriant, d’un air légèrement désabusé. « Mon destin résidait dans les étoiles, capitaine Geary. Je l’ai toujours su.
— Vous en connaissez la raison ?
— Non. Seulement qu’elles m’ont toujours fait signe. Bizarre de se dire que je contemple l’immensité de l’espace depuis toute petite, persuadée qu’il recèlera tout ce qui est important à mes yeux, mais c’est ainsi.
— L’Indomptable ? la taquina Geary. Je sais que vous adorez vous retrouver sur la passerelle d’un croiseur de combat. »
Desjani éclata de rire, événement si peu fréquent qu’il se demanda s’il y avait déjà assisté. « J’espère bien que non ! J’adore effectivement l’Indomptable, mais, pour leur commandant, les croiseurs de combat sont des amants très exigeants. Comme vous devez le savoir, c’est une relation parfaitement unilatérale. J’aspirais à un rapport un peu plus équilibré. »
Desjani n’en souriait pas moins et Geary se demanda malgré lui quel aspect prendrait une telle relation avec Desjani. Mais elle leur était interdite, bien sûr, aussi poursuivirent-ils leur chemin dans la coursive en revenant à un sujet moins périlleux, les récentes modifications du système de visée des lances de l’enfer.
En regagnant sa cabine, il eut la surprise d’y trouver Rione en dépit de l’heure tardive ; plantée devant l’hologramme des étoiles, elle donnait l’impression de l’étudier depuis un bon moment. « Quelque chose qui cloche ?
— Comment le saurais-je ? répondit-elle. Je ne suis que ton ex-amante. Tu viens de lui parler.
— Au capitaine Desjani, tu veux dire ? C’est le commandant de mon vaisseau amiral…
— Et vous n’avez pas seulement parlé de votre flotte bien-aimée », le coupa-t-elle. Elle semblait plus vaincue que courroucée, cette fois.
« Il ne se passera rien entre Tanya Desjani et moi, Victoria. Tu sais pourquoi. »
Rione continua de fixer l’hologramme un moment puis tourna vers Geary un visage à l’expression indéchiffrable. « Il se passe déjà quelque chose entre vous. Rien de physique, non. Rien d’inconvenant. Je le reconnais volontiers. Aucun de vous deux ne s’y risquerait. Mais il existe un lien affectif, des sentiments qui vont bien au-delà de la relation professionnelle et tu ne peux pas le nier, John Geary. » Elle poussa un profond soupir et détourna de nouveau les yeux. « Je refuse d’arriver en second dans le cœur d’un homme. »
Il se demanda que répondre. « Je n’ai pas songé un instant…
— Non. Tu n’y as jamais songé. Et je ne t’ai jamais encouragé non plus à croire qu’il y avait davantage entre nous qu’une relation physique occasionnelle. Mais une femme forte a besoin d’un homme fort, et je me suis surprise à exiger de toi autre chose que le sexe. Or tu ne peux pas me l’offrir. Reconnais-le. Tu ne m’aimes pas. Tu me désires, mais tu ne m’aimes pas et tu ne peux pas m’aimer.
— Honnêtement, je ne peux pas t’affirmer que je t’aime, convint-il. Mais je ne te désirerais pas si je ne t’admirais pas. »
Rione adressa un sourire contrit à un angle de la cabine. « C’est exactement ce à quoi toute femme aspire. Qu’on l’admire et qu’on la désire.
— Je te demande pardon. Nous ne nous sommes jamais rien promis, comme tu l’as dit toi-même.
— C’est vrai. J’ai rompu le pacte. En partie. Ne va surtout pas t’imaginer que je suis follement éprise de toi. Mais je refuse d’être la seconde dans ton cœur, répéta-t-elle. J’ai ma fierté. » Rione se dirigea vers l’écoutille, s’arrêta avant de l’ouvrir et se retourna. « Quand je serai sortie, change tes codes de sécurité pour m’interdire le libre accès à ta cabine. »
Geary hocha la tête. « Si c’est ce que tu souhaites…
— Ce que je souhaite n’a plus grande importance. Mais tu dois comprendre que je parle sérieusement. Je ne remettrai plus les pieds ici que pour te conseiller.
— Merci. Ton opinion m’a toujours été beaucoup plus précieuse que tu ne le crois. »
La bouche de Rione se tordit en un rictus amer puis elle secoua la tête. « L’Alliance a besoin de cette flotte et cette flotte de toi. Je resterai ton alliée tant que tu seras fidèle à l’Alliance et à tes convictions. Mais je ne partagerai plus ta couche et je te demande de ne pas venir me retrouver dans la mienne, car je sais que c’est à elle que tu penseras en me faisant l’amour, et je ne le supporterai pas. »
Il resta assis un bon moment après la fermeture de l’écoutille, à prendre conscience de la vérité que contenaient les paroles de Rione. La seule femme qui lui était accessible dans la flotte n’était pas celle qu’il aimait, et Rione était parfaitement en droit de refuser de ne pas occuper la première place dans son cœur.
Il se leva, se dirigea vers les contrôles de l’écoutille et les réinitialisa de manière à interdire à Rione le libre accès à sa cabine. Ce geste définitif l’empêcherait désormais d’y remettre les pieds, sauf pour débattre de la situation de la flotte. Il ne l’accomplit qu’en se sentant tout à la fois soulagé et bourrelé de remords.
Huit
Deux jours à Brandevin, deux autres avant d’atteindre le point de saut. Les Syndics continuaient de plier bagage aussi vite qu’ils le pouvaient. On n’avait encore reçu aucune réponse aux messages envoyés par la flotte sur la situation dans le système de Lakota, et Geary ne pouvait donc qu’espérer que les habitants de ce système y réagiraient en envoyant des secours.
« Et que vous disent vos espions ces jours-ci ? » demanda-t-il en s’affalant dans son fauteuil.
Vautrée dans le sien, l’image virtuelle du capitaine Duellos parut s’en offusquer. « Les politiciens ont des espions et moi des informateurs, mon cher capitaine Geary.
— Toutes mes excuses.
— Je les accepte. Je n’ai pas grand-chose à vous apprendre, honnêtement, mais je me suis dit qu’une petite conversation ne vous ferait pas de mal.
— Bien vu. Merci. De quoi allons-nous parler, donc ?
— De la pression. » Duellos montra d’un geste l’hologramme des étoiles. « Si nous réussissons à gagner Cavalos, la flotte ne sera plus qu’à cinq ou six sauts d’un système frontalier syndic d’où nous pourrons gagner l’espace de l’Alliance. Tout individu moyennement intelligent pourrait en conclure que vous éprouvez un certain soulagement à l’idée de vous retrouver si près de chez nous. Quant à moi, j’aurais plutôt tendance à penser que vous vous attendez plus que jamais à voir tomber le couperet. »
Geary opina. « Dans le mille. Chaque pas qui nous rapproche de chez nous m’incite à me demander si un désastre ne nous guettera pas au dernier moment. Au fait, j’opterais plutôt pour six sauts à partir de Cavalos, puisqu’il nous faut éviter les systèmes syndics pourvus d’un portail de l’hypernet.
— Exact. » Duellos fixait la représentation des étoiles. « Les Syndics doivent être de plus en plus désespérés. Ils jettent toutes leurs forces dans la balance pour vous arrêter.
— Nous arrêter.
— Effectivement. Mais il est bien naturel de chercher à personnifier quelque chose d’aussi impersonnel que la flotte.