— Il faut croire. » Geary fit la grimace en fixant à son tour l’hologramme. « Que la flotte ait concentré contre elle tous les vaisseaux disponibles des Syndics pourrait offrir une excellente opportunité à ceux de l’Alliance qui sont restés sur place quand elle a cinglé vers leur système mère. Ils devraient être en mesure, à tout le moins, d’envoyer des renforts à notre rencontre dans n’importe quel système frontalier syndic que nous viserions. Mais nous n’avons aucun moyen de prévenir les nôtres dans l’Alliance. Ni de ce qui se passe ni de notre position.
— Dommage que les extraterrestres ne les en informent pas. Mais nous devrons déjà nous estimer heureux de ce qu’ils n’en informent pas non plus les Syndics.
— Ouais. » Sentant poindre une migraine, Geary plaqua ses paumes à ses yeux. « Parlons d’autre chose. »
Duellos semblait pensif. « Peut-on aborder des sujets plus personnels ?
— Vous concernant ou me concernant ? s’enquit sèchement Geary ?
— Vous concernant.
— C’est bien ce que je craignais. Lequel, en l’occurrence ? »
Duellos se rembrunit légèrement et baissa les yeux. « Tanya Desjani et vous.
— Non. Nous ne sommes toujours pas ensemble et nous ne le serons jamais. »
— La flotte est de plus en plus persuadée du contraire. Chacun sait que la coprésidente Rione a cessé de passer ses nuits dans votre cabine et que ses relations avec le capitaine Desjani sont tout juste courtoises. » Il haussa les épaules. « On présume que la meilleure l’a emporté, la flotte trouvant bien évidemment Tanya Desjani supérieure à toute politicienne. »
Geary poussa un soupir exaspéré. « C’est une femme merveilleuse. Mais c’est également ma subordonnée. Vous connaissez aussi bien que moi le règlement, et elle aussi.
— Vous pourriez néanmoins vous y soustraire. Vous êtes un cas particulier. Vous êtes Black Jack Geary.
— Le héros quasi mythique qui peut faire tout ce qui lui chante. D’accord. Je ne peux pas me permettre d’ajouter foi à cette légende. » Geary se leva et entreprit de faire fébrilement les cent pas malgré son épuisement. « Si j’enfreins cette règle, pourquoi pas les autres ? Et quand vais-je accepter la proposition du capitaine Badaya pour devenir un dictateur, puisque ça m’est possible ? En outre, Tanya s’y opposerait. Elle refusera de faire le premier pas et m’interdira de le faire.
— Vous avez sans doute raison, convint Duellos. Mais il faudra vous efforcer de réprimer cette lueur de désir qui scintille dans vos yeux dès que vous parlez d’elle. »
Geary pivota sur lui-même pour fixer Duellos. « Vous plaisantez, j’espère. Est-ce vrai ?
— Assez en tout cas pour que je le remarque, mais ne vous inquiétez pas. Ça ne se produit que quand vous dites “Tanya”. Pour le “capitaine Desjani”, vous gardez un ton purement professionnel. » Duellos fit la grimace. « Et ce n’est pas comme si la même lueur ne brillait pas parfois dans les siens quand elle vous regarde. »
Vraiment ? « Je vous jure que nous n’avons rien fait qui… »
Duellos brandit une main péremptoire. « Inutile. Je n’en ai jamais douté. Nous connaissons assez bien Desjani, Jaylen Cresida et moi, pour savoir qu’elle doit non seulement s’angoisser à cause de ce qu’elle ressent pour vous, mais encore se sentir coupable. S’amouracher de son supérieur, c’est aller à l’encontre de tout ce en quoi elle croyait. » Il haussa de nouveau les épaules. « Bon, bien sûr, c’est en vous qu’elle croit maintenant. »
Sentant peser sur lui son propre lot d’angoisse et de remords, Geary se massa le visage à deux mains. « Je devrais quitter l’Indomptable. Je n’ai pas le droit de lui imposer ça.
— Ça ne servirait de rien. Comme me l’a fait remarquer Cresida : “Quand Tanya s’est verrouillée sur une cible, elle ne la lâche plus. Elle en est incapable.” Et Jaylen a raison. Vous n’échapperez pas à l’attention de Tanya en quittant ce bâtiment, et vous ne ferez qu’accroître son désarroi en lui interdisant d’acquérir cette cible. Par-dessus le marché, en toute honnêteté, l’équipage de l’Indomptable s’enorgueillit de vous savoir à son bord. Je vous déconseille de vous en séparer. »
Pour toute réponse, Geary hocha la tête ; puis il se demanda si Duellos faisait allusion à une « séparation » d’avec Desjani ou d’avec l’Indomptable. « Mais, si la flotte s’imagine qu’il y a quelque chose entre nous…
— Ce n’est pas le cas. Pas sous cette forme. En dépit d’une constante campagne de bruits affirmant le contraire, la majeure partie du personnel de la flotte vous croit tous les deux intimement liés, mais par des relations qui restent rigoureusement chastes et professionnelles.
— Même cela est faux, insista Geary en retombant dans son fauteuil.
— En effet, si l’on s’en tient à la stricte lettre du règlement, mais l’amour insatisfait conserve une certaine aura romantique et, en vous conformant au règlement en dépit de ce que vous éprouvez l’un pour l’autre, il me semble que vous renforcez encore votre position. Comme dans une de ces sagas antiques. » Geary lui jeta un regard aigre et Duellos sourit. « Vous m’avez demandé et je vous réponds.
— Nombre de ces sagas ne s’achèvent-elles pas tragiquement ? »
Nouveau haussement d’épaules. « La plupart, en tout cas. Mais celle-là est la vôtre. Vous l’écrivez encore. »
Pour une raison inconnue, l’affirmation arracha un bref éclat de rire à Geary. « En ce cas, je vais devoir m’appuyer un long débat intérieur à propos de l’intrigue.
— Les sagas n’auraient aucun intérêt s’il n’arrivait pas des malheurs atroces à leurs protagonistes, fit remarquer Duellos.
— Je n’ai jamais aspiré à une vie passionnante, et je vous fiche mon billet que je n’ai aucun droit de passionner celle de Desjani de cette manière.
— Elle écrit elle-même son histoire. Vous pouvez sans doute lui donner des ordres sur la passerelle, mais elle ne m’a pas l’air de ces femmes qui se laissent dicter la trame de leur saga personnelle. »
Difficile de le nier. « Pures spéculations, quoi qu’il en soit. Revenons à des sujets moins intimes, grommela Geary. J’espère qu’on ne fait pas passer de mauvais quarts d’heure à Tan… au capitaine Desjani à ce sujet.
— Elle est parfaitement capable de riposter. Je dois reconnaître que votre apparente prédilection pour les femmes dangereuses me surprend, mais il faut dire que vous semblez aussi les attirer. »
Incapable de fournir une réponse convenable, Geary changea de sujet. « J’ignorais que vous étiez amis, Cresida et vous. »
Duellos haussa les épaules. « Nous ne l’étions pas. C’est à peine si nous nous connaissions. Mais, depuis que vous avez pris le commandement, nous avons eu de nombreuses raisons de discuter ensemble. Elle est très impressionnante. Je ne suis pas sûr qu’elle soit d’un caractère assez trempé pour qu’on lui confie un commandement plus important et autonome, mais Jaylen Cresida est une brillante scientifique. On peut se demander ce qu’elle aurait accompli dans le domaine de la recherche civile s’il n’y avait pas eu cette guerre. » Il devint songeur. « Mon épouse et moi avons chez nous quelques amis à qui nous comptons la présenter. Ensemble, ils pourraient faire des miracles.
— Je le crois aisément. » Il avait jusque-là évité de se plonger dans les dossiers personnels de ses commandants de vaisseau, mais il était amplement temps d’en apprendre plus long sur eux, individuellement. « Donc, pour nous éloigner de ma vie sans amour et de votre désir d’installer le capitaine Cresida… »
Duellos eut un sourire fugace et se rejeta en arrière pour réfléchir, avant de prendre assez vite une mine contrite : « Je suis incapable de découvrir ce que médite le capitaine Numos. Il n’a assurément pas accepté d’être mis aux arrêts. Mais tous les messages qu’il adresse à ses partisans sont désormais tenus secrets, si jalousement que même la rumeur de leur envoi ne parvient plus aux oreilles de ceux qui consentiraient à m’en faire profiter.