— Pourquoi pas Tulev et vous, en ce cas ? demanda Desjani.
— Question intéressante, en effet, et à laquelle je ne trouve aucune réponse convaincante. Le capitaine Cresida est sans doute plus impulsive que Tulev et moi-même, et les coupables de ce sabotage ont dû craindre de la voir entreprendre une action agressive contre ceux qui auraient repris le commandement, si elle les avait soupçonnés d’être responsables de la perte de l’Indomptable.
— Et ils auraient eu raison ! lança Cresida. Il faut faire un exemple, ajouta-t-elle en crispant le poing, comme si elle le refermait déjà sur la poignée d’un pistolet.
— Dès que nous les tiendrons, promit Geary.
— Les mettre aux arrêts n’y suffira pas, insista-t-elle. Ils ont fait bien pire que Casia et Yin. Sans doute pourrait-on arguer que Falco et Numos ont agi de bonne foi, mais on ne saurait trouver dans cette flotte qu’une petite poignée de gens acceptant délibérément de détruire au moins deux de nos croiseurs de combat. Surtout de cette façon, en les piégeant à tout jamais dans l’espace du saut. »
Geary opina ; à cette seule idée, il sentait ses tripes se nouer. « Si nous parvenons à identifier positivement les coupables, je les ferai fusiller. » Le « si » était de taille, mais la sérénité avec laquelle il promettait une exécution sommaire à des collègues de la flotte l’étonnait lui-même. Cela dit, comme l’avait avancé Cresida, un tel coup de poignard dans le dos ne pouvait qu’horrifier la majeure partie des effectifs. Le capitaine Casia avait sans doute laissé tomber ses camarades, mais pas tenté de les tuer. « Comment découvrir les coupables ? »
Tous gardèrent le silence ; les visages exprimaient colère ou profond désarroi.
Le système de sécurité de la salle carillonna, annonçant qu’on cherchait à entrer. Geary alla vérifier. « La coprésidente Rione est là. Quelqu’un l’a-t-il mise au courant ? » Tous secouèrent la tête. Desjani s’apprêtait à dire quelque chose puis elle se ravisa. « Quelqu’un voit-il une objection à ce qu’on la laisse entrer pour l’en informer ? Peut-être aura-t-elle une idée, elle, puisque nous ne voyons pas comment nous pourrions agrafer nos saboteurs. » Desjani parut de nouveau sur le point de parler, mais elle finit par secouer la tête comme les autres.
Geary ordonna à l’écoutille de s’ouvrir pour laisser entrer Rione puis la regarda s’introduire dans la salle, balayer leur petit groupe du regard et s’asseoir sur un siège libre. « Qu’est-il arrivé ? » s’enquit-elle calmement, alors même que ses yeux se posaient sur Geary pour poser une autre question, tacite celle-là : Et pourquoi ne m’a-t-on rien dit, ni invitée à participer ?
Nul ne répondant, Geary se chargea de lui faire part de l’affaire, non sans l’observer de très près. Rione n’écarquilla que très légèrement les yeux, mais son teint se colora. Geary se demanda si les autres, bien moins habitués que lui-même à juger ses réactions, remarqueraient ces deux détails ou s’ils s’imagineraient qu’elle n’avait absolument pas réagi à cette annonce.
Quand il eut terminé, Rione inspira profondément et ferma les yeux. « Répandez-en la nouvelle.
— Hein ? » Lourde d’incrédulité, la question avait échappé aux lèvres de Cresida, mais les autres officiers présents auraient tous pu la poser.
Les yeux de Rione se rouvrirent et elle les dévisagea tour à tour. « Je connais la mentalité militaire. C’est un secret… Vous êtes persuadés que ce qui est secret doit le rester et que la meilleure façon d’y parvenir, d’interdire aux gens de tenter d’approfondir, c’est encore de leur cacher l’existence d’un tel secret. Mais ce n’est pas ce qu’il faut faire en l’occurrence.
— Vous préférez que les coupables apprennent que nous savons ce qu’ils ont fait ? demanda Cresida.
— Ils le découvriront de toute façon dans huit heures, quand la flotte effectuera son prochain saut. Soit vous le reportez sans autre explication, ce qui leur mettra la puce à l’oreille et créera des problèmes avec tous les autres, soit vous réglez la question de ce logiciel malveillant sur chacun des vaisseaux pour leur permettre de sauter en toute sécurité. » Rione regarda autour d’elle. « Annoncez-leur la nouvelle à tous. Dans les domaines politique et militaire, on ne garde des secrets que pour empêcher les gens de découvrir d’autres informations. Dans le cas qui nous occupe, au contraire, nous avons besoin d’informations supplémentaires. Quand on connaît ou qu’on soupçonne une malfaisance, les yeux et les esprits s’efforcent d’en apprendre davantage, notamment quant à ceux qui y sont impliqués. »
Son visage se durcit. « Dites-le à tout le monde. Des milliers de matelots et d’officiers s’efforceront alors de découvrir des indices et se creuseront la mémoire pour tenter de se rappeler ce qu’ils auraient vu ou entendu qu’on pourrait relier à cette affaire. Ils se mettront en quête d’autres sabotages et, autant que nous le sachions, il ne s’agit pas de cas isolés. En commettant un forfait qui soulèvera la colère de la majorité et l’alertera de la menace à laquelle ils exposent à la flotte, nos ennemis de l’intérieur ont commis une erreur monumentale. »
Duellos se renfrogna. « Et s’ils prétendaient que nous avons forgé l’affaire de toutes pièces ?
— Plus vous tenterez de la cacher, plus nombreux seront ceux qui le soupçonneront. » Rione frappa la table de la paume. « Dites-leur tout de suite ! Montrez-leur votre première réaction, votre stupéfaction, votre horreur et votre indignation ! Faites exactement comme si les Syndics avaient eux-mêmes placé ces vers. »
Tulev opina. « Transmettez à tous les vaisseaux un message d’alerte en haute priorité. Ordonnez qu’on procède à un examen approfondi de tous les systèmes automatisés pour vérifier qu’aucune autre menace n’y rôde.
— Et rappelez-leur la perte de la navette à Lakota, renchérit Rione. Cet accident rarissime a coûté la vie à deux officiers qui auraient pu dénoncer d’autres conspirateurs. Ils seront bien peu nombreux, maintenant, à douter que le sort qu’on leur a réservé n’a pas été l’œuvre des individus qui ont tenté de détruire des vaisseaux entiers. »
L’un après l’autre, Desjani, Cresida et Duellos acquiescèrent de la tête. Geary se tourna vers la première. « Veuillez demander à votre officier de la sécurité des systèmes de rédiger une alerte, en précisant ce que nous savons déjà de ces logiciels malveillants. L’Indomptable et le Furieux ne sont peut-être pas les seuls dont le ver doit causer la perte. Transmettez-la-moi dès qu’elle sera prête et nous la diffuserons en priorité maximale.
— À vos ordres, capitaine.
— Quant à vous autres, je vous remercie de vos interventions, tout en vous priant de garder cette affaire sous le boisseau jusqu’à ce que nous ayons pris une décision. Voyez si vous ne pourriez pas découvrir à bord de vos vaisseaux des indices sur l’identité des coupables et la manière dont ils ont procédé. »
Les silhouettes des officiers s’évanouirent en un clin d’œil, à mesure que chacun coupait la connexion, ne laissant plus sur place que Rione, Desjani et Geary. Rione se leva, les yeux braqués sur Geary comme s’il était seul dans le compartiment. « Je peux vous aider si vous me laissez faire. » Puis elle s’éclipsa, presque aussi vite que ceux dont la présence n’avait été que virtuelle.
Geary fixa Desjani en plissant le front ; elle n’avait pas bondi sur ses pieds, comme à son habitude, pour se plier le plus vite possible aux ordres de son commandant en chef. « Quoi ? »