— Oui, capitaine. » L’inquiétude s’afficha de nouveau sur le visage d’Iger. « Qui sont-ils, capitaine ? Qui vit de l’autre côté de l’espace syndic ?
— Aucune idée, lieutenant. M’accordez-vous cependant qu’ils sont activement intervenus contre la flotte ?
— Oui, capitaine, répéta Iger. Ils sont assurément responsables du détournement de cette grosse flottille syndic sur Lakota. Mais pourquoi ?
— Nous ne le savons pas avec certitude et nous ne pouvons pas le savoir. La conjecture la plus plausible, c’est qu’ils cherchent à ce que l’humanité ait les mains liées par cette guerre et qu’ils craignent que nous ne rapportions chez nous la clef de l’hypernet syndic, nous octroyant ce faisant un avantage décisif. Mais ça reste une hypothèse. » Iger opina d’un air contrit. « Nous n’en débattrons pas pendant la conférence et n’en faites surtout part à personne. Mais je veux que vous y réfléchissiez, comme à tout ce qui pourrait nous apporter des renseignements supplémentaires sur cette menace et dont vous pourriez être témoin ou avoir vent par les filières du renseignement.
— Je comprends, capitaine. »
Rione les rejoignant, Iger les reconduisit dans la coursive, où l’éclairage tamisé nocturne et l’absence de circulation semblaient s’allier pour leur rappeler désagréablement que le jour réglementaire ne poindrait que dans plusieurs heures.
Elle attendit qu’ils fussent en tête à tête pour poser sa question dans un murmure presque inaudible : « Qui est-ce qui m’a piégée ?
— Si nous le savions, nous saurions qui a posé ces vers.
— Pas forcément. Il pourrait s’agir de deux initiatives distinctes. Je sais ce que tu penses. Je ne suis pas la seule femme de ce vaisseau capable d’agir par jalousie. »
Il fallut à Geary un bon moment pour comprendre ce qu’elle sous-entendait. « Le capitaine Desjani ne ferait jamais une chose pareille.
— Ravie de t’en voir à ce point persuadé. »
Geary la fusilla du regard. « Tanya Desjani est quelqu’un de très direct. Si elle avait voulu te nuire, elle t’aurait débusquée et tabassée. Elle t’aurait affrontée en face. Tu es à bord de ce vaisseau depuis assez longtemps pour le savoir. »
Rione soutint un instant son regard puis baissa les yeux. « Oui. Elle n’est pas de celles qui vous poignardent dans le dos.
— J’ai assez de problèmes sur les bras ces temps-ci pour me passer de vos crêpages de chignon.
— Comptes-tu le lui dire à elle aussi ? »
Geary se rendit compte pour la première fois que Rione avait depuis longtemps cessé d’appeler Tanya Desjani par son nom. « Je l’ai déjà fait et je recommencerai. J’ai besoin de vous deux. »
Rione releva les yeux pour le fixer, sarcastique. « De nous deux ? Cette nuit, peut-être ? Choquant.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire.
— Ce que tu as cru vouloir dire. » Rione haussa les épaules. « Ma loyauté va à l’Alliance, capitaine Geary. Je ferai tout ce qu’elle exigera de moi. Ce qui implique pour l’instant que je te soutienne au mieux de mes capacités. Ni elle ni toi n’aurez rien à redouter de moi tant que vous n’agirez pas contre l’Alliance. Tu sais que c’est vrai. »
Il le savait effectivement, se rendit-il compte, dans la mesure où, dans la salle d’interrogatoire, une mouture à peine différente de cette déclaration avait été avérée. « Merci. Je sais que ce n’est pas facile.
— Tu devrais réserver ce terme à la situation de la flotte. »
Il la dévisagea, non sans se demander s’il devait lui avouer qu’il faisait aussi allusion à des problèmes plus intimes.
Elle lui rendit son regard, les yeux flamboyants. « Ne me prends surtout pas en pitié. C’est moi qui t’ai quitté. » Elle pivota sur un talon et s’éloigna à grandes enjambées.
L’ambiance était différente dans la salle de conférence, cette fois. La tension n’était pas engendrée par une crise politique ni par la crainte des Syndics. Elle était interne, et chaque silhouette virtuelle lorgnait ses voisins comme pour tenter de déceler en eux les signes évidents de leur participation à la tentative de sabotage. Mais les yeux revenaient sans cesse se poser sur le lieutenant Iger, lequel donnait l’impression de se sentir effroyablement déplacé, et sur une Victoria Rione aussi silencieuse et impassible qu’une statue de marbre.
Geary se leva et devint aussitôt le centre de l’attention générale. « Vous connaissez tous la raison de cette réunion. J’ai reçu de tous les vaisseaux des rapports confirmant qu’un logiciel malveillant avait été placé dans leur système de propulsion par saut, sans aucune exception. La grande majorité de ces vers leur auraient simplement interdit de sauter la fois suivante sur mon ordre, et ils auraient maintenu vos systèmes en état de dysfonctionnement jusqu’à ce qu’ils soient neutralisés. Mais ceux de trois bâtiments, l’Indomptable, le Furieux et l’lllustre, leur auraient permis de sauter, tout en les condamnant à rester à jamais piégés dans l’espace du saut. » Il s’interrompit le temps de laisser tout le monde digérer l’information.
« On a cherché à me retirer le commandement de cette flotte en détruisant un vaisseau de l’Alliance et son équipage. On a aussi tenté de détruire le Furieux et l’Illustre. » Il jeta un regard vers Badaya, dont le visage était contracté de colère. « Le responsable était informé du changement quotidien des codes d’accès de sécurité aux filtres du système et avait donc les moyens de télécharger le logiciel malveillant sur chaque vaisseau de la flotte. Autrement dit, ça ne peut être que l’œuvre d’individus portant l’uniforme de l’Alliance. Il ne s’agit donc pas de simples dissensions, de différends ou de disputes d’ordre professionnel, ni d’agissements de personnes loyales à l’Alliance, mais bel et bien de l’acte de traîtres. De couards. Quelqu’un aurait-il des informations nous permettant de les identifier ? »
Il balaya des yeux la très longue table virtuelle et croisa tour à tour le regard de tous les commandants de vaisseau. Le sien faillit s’attarder sur le capitaine Gaes, mais il se souvint à temps de n’en rien faire. Elle s’était montrée en l’occurrence une informatrice particulièrement performante, et il ne pouvait pas prendre le risque de la compromettre. Le Lorica avait fait partie des vaisseaux qui avaient suivi le capitaine Falco et, manifestement, ceux qui conspiraient contre Geary la croyaient encore assez rétive pour participer au complot. Ou alors elle avait conservé assez de contacts parmi les conspirateurs pour découvrir ce qu’ils mijotaient.
Les capitaines Caligo et Kila ne trahissaient rien de leurs sentiments, sinon ceux que reflétaient les visages de leurs collègues.
Pas moyen, au demeurant, d’affirmer que tel ou tel affichait une mine coupable plutôt que de la colère ou de la peur. Geary désigna Iger d’un geste. « Le lieutenant Iger est le chef du service du renseignement de l’Indomptable. Il détient des informations concernant la coprésidente Rione. »
Les commandants de la République de Callas et de la Fédération du Rift fixèrent Rione, bouche bée et scandalisés, mais elle se dégela suffisamment pour les rassurer du regard.
« J’ai été informé d’interventions non autorisées apportées au logiciel de sécurité de l’lndomptable et mettant en cause la coprésidente Rione, commença Iger sur un ton officiel.
— Pourquoi est-elle assise ici ? exigea de savoir le capitaine Armus du Colosse. Elle devrait être…