— Laissez finir le lieutenant Iger », le coupa Geary d’une voix glaciale.
Iger continua comme s’il n’avait même pas conscience d’avoir été interrompu. « La coprésidente Rione a accepté d’être soumise à un interrogatoire dans une cellule de classe 6. On lui a posé un ensemble de questions destinées à déterminer si elle était partie prenante dans ces interventions ou d’autres, et ses dénégations, quant à sa connaissance des faits et son implication dans ces mêmes faits, ont été jugées parfaitement sincères. »
Le silence régna un instant puis la voix du commandant de l’Écume de guerre le brisa : « De classe 6 ? Existe-t-il un moyen de tromper ou d’abuser une classe 6 ?
— Un entraînement spécialisé peut certes suggérer des moyens de contourner fallacieusement les questions, mais mon équipe et moi-même avons été formés pour reconnaître un individu qui recourt à ces techniques, répondit Iger. Nous ne sommes sans doute pas en mesure de contraindre quelqu’un à dire ce que nous voulons, mais nous savons au moins s’il tente d’éluder la vraie question sans que sa réponse soit regardée comme fausse. La coprésidente Rione n’a pas eu recours à de telles méthodes. Ses réponses étaient franches et sans aucune ambiguïté.
— Alors qu’est-ce que ça signifie ? Qu’on a tenté de piéger la sénatrice Rione ?
— C’est en effet ma conclusion, capitaine.
— C’est encore de la haute trahison. » Le commandant de l’Écume de guerre se rejeta en arrière en secouant la tête avec incrédulité.
Geary se pencha légèrement et s’exprima d’une voix plus sonore qu’à l’ordinaire : « Depuis que j’ai pris le commandement de cette flotte, je sais que certains officiers, qui s’y opposent, ont répandu des rumeurs sur mon compte et parfois tenté de rallier des gens contre moi. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question politique portant sur la légitimité du commandement de notre flotte. On a tenté de détruire trois vaisseaux importants. Des bâtiments sur lesquels servent vos amis et collègues, des bâtiments qui ont combattu à vos côtés. Peu m’importe combien d’entre vous ont œuvré ou seulement élevé la voix contre moi par le passé. Il ne s’agit pas de moi. Les coupables ont aussi tenté de frapper notre flotte et des vaisseaux à bord desquels je ne me trouvais pas. Si certains parmi vous ont apporté leur soutien passif ou actif aux gens qui sont derrière tout cela, je les exhorte à réfléchir de nouveau à leurs allégeances. Je peux publiquement vous promettre que ceux qui consentiront à me fournir des renseignements sur cet infâme sabotage ne feront l’objet d’aucune mesure disciplinaire, du moins s’ils n’ont pris aucune part active à l’élaboration et à l’introduction de ces logiciels malveillants, et s’ils n’étaient pas non plus informés de leur contenu ni du but qu’on leur avait fixé. »
De nouveau le silence ; mais Geary ne s’était pas franchement attendu à ce qu’un officier jaillît de son siège, pointât un doigt accusateur sur un de ses pairs et s’écriât : « C’est untel le coupable ! » Un si heureux dénouement aurait sans doute eu sa place dans une œuvre de fiction, mais, dans le monde réel, les problèmes ne se résolvent jamais d’eux-mêmes aussi simplement.
Le capitaine Badaya prit la parole pour la première fois : « Quelqu’un consent à tuer le personnel de l’Alliance et à détruire ses vaisseaux. Nous avons perdu une navette dans un soi-disant accident avant de quitter Lakota. » Il balaya la tablée d’un œil noir. « Un accident rarissime mais qui peut malgré tout passer pour plausible en l’absence de preuves d’un acte de sabotage. Les capitaines Casia et Yin ont trouvé la mort à bord de cette navette et je soupçonne maintenant la crainte de les voir dénoncer certains des opposants au capitaine Geary d’être la cause de leur mort. Tous ceux qui sont mouillés dans cette conspiration devraient réfléchir au fait que ceux qui la conduisent sont constamment prêts à bâillonner ses éventuels maillons faibles. Je reste persuadé que le commandant de cette flotte vous fera passer par les armes si vous vous faites prendre. Si vous préférez vous taire, vous prenez le risque d’être à jamais réduit au silence par vos propres conjurés. Vous dévoiler reste votre unique chance de survie. » Badaya se tut et parcourut de nouveau la tablée de son œil courroucé.
« Pourquoi ferait-on cela ? s’enquit le commandant de l’Aventureux. Chacun sait que le commandement du capitaine Geary a suscité du mécontentement. J’avais moi-même mes doutes. Mais il a fait ses preuves. La plupart de ses contempteurs, dont moi-même, sont désormais satisfaits de servir sous ses ordres.
— Vous venez peut-être d’en exposer la raison, répondit Duellos. Ces gens ne peuvent espérer convaincre les commandants de la flotte de destituer le capitaine Geary. L’éliminer reste donc leur seule chance de succès.
— Mais quiconque serait soupçonné de l’avoir tué en même temps que l’équipage de trois vaisseaux…
— Songez à ce qui se serait produit si l’on n’avait pas découvert ces vers. Si leurs propulseurs avaient fonctionné normalement, l’Indomptable, le Furieux et l’Illustra auraient disparu dans l’espace du saut. Tous les autres vaisseaux auraient fini par découvrir les logiciels malveillants et, une fois leurs systèmes à nouveau opérationnels, ils auraient sauté. L’opération aurait probablement exigé quelques heures. Nous en aurions conclu que, pour une raison ou une autre, les vers découverts sur nos vaisseaux n’avaient pas opéré sur ces trois bâtiments, lesquels auraient donc sauté comme prévu. Et, à notre arrivée à Wendig, nous ne les aurions pas trouvés en train de nous attendre. On n’en aurait jamais retrouvé aucune trace, ni même la preuve que leurs systèmes de propulsion avaient été infectés par un ver différent de celui des autres bâtiments. »
Le capitaine Neeson acquiesça, le visage de granité : « Aucune preuve de la destruction délibérée de trois vaisseaux. Net et sans bavure. Sans doute leur disparition et celle du capitaine Geary nous auraient-elles chagrinés, mais nous aurions dû choisir un nouveau commandant en chef. Je me demande qui se serait proposé pour remplir ce poste.
— Numos, peut-être ? » suggéra le capitaine Armus.
Geary secoua la tête. « Compte tenu de la gravité de cette tentative de sabotage, j’ai ordonné qu’on interroge le capitaine Numos sur ce qu’il pourrait savoir de ses instigateurs. Je le soupçonne toutefois de ne pas savoir grand-chose.
— Pourquoi ? demanda Badaya.
— Parce que le ver de l’Orion était différent de celui de l’Indomptable, du Furieux et de l’Illustre. Numos accepterait sans doute d’être nommé commandant de la flotte, mais, s’il avait effectivement connu les responsables de la perte de ces trois vaisseaux, il aurait été en mesure de faire chanter ces individus et ils auraient cherché à l’éliminer. »
Rione lui jeta un regard surpris puis lui fit un signe de tête en souriant d’un air satisfait, telle une maîtresse d’école dont l’élève s’est montré exceptionnellement attentif à ses cours.
« Numos a tenté de laisser Falco en plan, admit le commandant de l’Écume de Guerre. Vous croyez réellement qu’il n’est pas en cheville avec les saboteurs ?
— Je crois qu’ils auraient sans doute consenti à le manipuler mais qu’ils ne se seraient pas fiés à lui », expliqua Geary. Il jeta encore un regard vers l’extrémité de la table virtuelle. « Tous les vaisseaux procèdent actuellement à des contrôles supplémentaires de leurs systèmes pour vérifier qu’il ne s’y dissimule plus rien de dangereux. Dès que nous aurons reçu de tous un bulletin de bonne santé, nous sauterons pour Wendig. D’ici là, j’invite instamment tous ceux qui sauraient quelque chose à m’en faire part, ou à toute autorité compétente en qui ils se fient. Nos ennemis sont les Syndics. Nul autre. Certains individus de cette flotte l’ont oublié, et ils se rangent désormais de leur côté. »