Le capitaine Badaya opina fermement du chef. « Tout ce que décidera le capitaine Geary aura le soutien de la flotte. » Un léger nuage assombrit les traits de Duellos, mais il garda le silence.
Pour sa part, Geary était conscient qu’il ne pouvait pas se permettre d’offenser pour l’instant la puissante faction de Badaya quand il devait déjà s’inquiéter d’une autre menace interne à la flotte. « Puissent nos actions conserver la faveur de nos ancêtres, déclara-t-il prudemment. Lorsque le moment approchera de notre saut pour Wendig, je préviendrai tous les vaisseaux de l’heure à laquelle il devra s’effectuer. »
Les images des commandants s’évanouirent en un clin d’œil. Le lieutenant Iger quitta précipitamment la salle, l’air soulagé, suivi par une coprésidente Rione au maintien altier. Le capitaine Desjani sortit à son tour, le regard braqué sur le dos de Rione.
Restait une silhouette inattendue. Geary vérifia son identité. Le capitaine de frégate Moltri, du destroyer Taru. « Oui, capitaine ? » demanda-t-il.
Moltri déglutit puis détourna les yeux : « Je crois savoir comment les vers se sont propagés dans toute la flotte en réussissant à contourner les sécurités.
— Étiez-vous impliqué ? » s’enquit Geary d’une voix qu’il voulait garder sereine. Moltri ne semblait pas seulement effrayé, mais aussi très embarrassé, ce qui n’avait aucun sens.
Il secoua promptement la tête. « Non, capitaine… pas sciemment. » Il ferma les yeux, rassembla visiblement son courage puis fixa Geary et reprit d’une voix ferme. « Certains programmes circulent… distribués à… ceux qui s’y intéressent. En raison de leur nature, on ne peut les transmettre qu’en contournant les contrôles. Il existe dans la flotte un sous-réseau chargé de les exploiter clandestinement. » Moltri sortit son calepin électronique et tapa d’une main tremblante sur quelques touches, le visage lugubre. « Je vous en ai envoyé un échantillon, capitaine. Le personnel de la sécurité pourra s’en servir pour identifier les techniques qui ont autorisé sa transmission. Je ne me doutais pas qu’on pouvait recourir à ces méthodes pour propager un ver dangereux, mais je crois que c’est ce qui s’est passé.
— Merci, capitaine Moltri. Je vais y jeter un coup d’œil. Cette flotte vous doit peut-être une fière chandelle. »
Moltri grinça des dents d’un air contrit. « S’il vous plaît, n’allez pas divulguer mon implication dans la teneur de ce que je viens de vous transmettre. Je n’en suis pas fier. Pas du tout. Je n’avais pas l’intention de nuire. Je le jure.
— Je comprends.
— Je sais qu’on prendra des mesures disciplinaires, capitaine. Ne permettez pas l’inscription du mobile réel à mon dossier, je vous en prie.
— S’il est sans rapport avec notre affaire, il ne le sera pas », répondit Geary d’une voix égale, de plus en plus troublé par le désarroi et les déclarations de Moltri.
L’image de ce dernier s’éclipsa aussi vite que s’il prenait la fuite. Geary consulta la liste de ses messages et trouva celui de Moltri. Il ouvrit le programme qu’il contenait puis regarda défiler les images, l’estomac révulsé. Que Moltri et les autres individus qui s’intéressaient à ces trucs l’eussent retransmis en sous-main n’avait rien de surprenant. Il le referma précipitamment et appela Desjani et son officier de la sécurité des systèmes.
Desjani n’était pas allée bien loin et elle le rejoignit aussitôt, mais il fallut quelques minutes à l’officier pour revenir. Geary lui présenta son calepin. « Jetez un coup d’œil. »
L’homme parut d’abord s’indigner, puis il afficha une mine à la fois écœurée et résignée. « Ils trouvent sans cesse de nouvelles méthodes pour diffuser ces cochonneries, capitaine. Puis-je l’expédier à mon adresse ? » Geary opina. « Je pourrai me servir de ce message pour localiser et surveiller le sous-réseau qui en est la source, ajouta l’officier.
— Pourrez-vous aussi certifier qu’il a servi à répandre les vers ?
— Nous ne pourrons probablement pas le prouver, capitaine, s’il est du même modèle que ceux que je connais déjà. Mais je parierais volontiers pour l’affirmative. Il a dû être paramétré pour donner accès à tous les vaisseaux de la flotte. »
La réaction de Geary fut sans doute assez vive pour sauter aux yeux. « Y aurait-il des amateurs de ces cochonneries sur tous nos bâtiments ?
— Non, capitaine, rectifia précipitamment l’officier. Les sous-réseaux qui véhiculent ce genre de matériel sont conçus pour ne pas laisser de traces lors des téléchargements. Ils transmettent automatiquement à tous les points de contact du réseau, donc à tous les vaisseaux. Tous ceux qui sont au courant peuvent y accéder, mais il est pratiquement impossible d’identifier l’auteur du message, ni même le vaisseau d’où il provient. »
Les implications étaient transparentes. « Donc nos chances de découvrir qui a propagé ces vers par ce sous-réseau sont infimes. »
L’officier eut un geste d’impuissance. « “Infime” est un euphémisme en l’occurrence, capitaine. Nous pouvons surveiller ce sous-réseau maintenant que nous connaissons ses caractéristiques, mais cela signifie qu’on ne l’emploiera plus à cet usage.
— Le surveiller ? Fermez-le. Êtes-vous certain qu’il n’existe pas d’autres sous-réseaux clandestins en activité ? » demanda Desjani.
La question parut surprendre l’officier. « Nous sommes au courant de leur existence. L’intranet de la flotte est criblé de sous-réseaux illicites qui exploitent tout ce qui n’est pas officiellement autorisé, comme le jeu.
— Pourquoi ne les a-t-on pas fermés ? insista Desjani.
— Parce que mes gens sont responsables de la sécurité, pas de l’application de la loi, capitaine. Tant que nous savons où se trouvent les sous-réseaux, nous pouvons les surveiller et savoir ce qu’on y trafique. Si nous en fermions un, il finirait par réapparaître et il nous faudrait le localiser de nouveau ; tant que nous ne l’aurions pas identifié, nous resterions dans l’ignorance de ce qui s’y magouille. Comme pour celui-ci, par exemple. Si nous avions connu son existence, nous aurions repéré les vers dès leur introduction dans ce sous-réseau, si bien que celui qui s’en est servi l’a probablement choisi pour cette raison. » L’officier rendit son calepin à Geary. « Mais vous m’avez ordonné de le fermer et je vais m’exécuter. Ceux qui apprécient ces cochonneries devront lui trouver un remplaçant, et ça prend un certain temps. »
Geary réfléchit à ce qui distinguait moralement l’autorisation de la propagation de ce genre de matériel, qui permettrait de repérer de plus graves infractions, et la perspective de la fermeture de ce sous-réseau, au risque de voir son remplaçant servir aussi à des sabotages. « Combien de temps ?
— Pour remplacer un sous-réseau, capitaine ? Dans les conditions actuelles ? » Le regard de l’officier se fit lointain. « Une demi-journée.
— Une demi-journée ? » Geary et Desjani échangèrent un regard exaspéré. Compte tenu de la nature de la menace posée par un ver de cet acabit, ils n’avaient pas vraiment le choix. « Laissez-le en état et assurez-vous de sa surveillance. »
Le capitaine Desjani fit signe à son officier. « Exécution. Mais passez-moi d’abord ça. » L’officier de la sécurité hésita un instant, regarda Geary, qui hésita à son tour puis, à contrecœur, donna son accord d’un bref signe de la main.