L’homme recula involontairement d’un pas, les yeux comme des soucoupes.
Une femme dont le regard se portait tour à tour sur Geary puis sur les trois enfants qui se cramponnaient à elle se tenait à côté du maire. Le plus âgé, un jeune garçon, vit le mouvement de recul de son père et défia Geary du regard : « Ne touchez pas à mon papa ! »
Avant que Geary eût pu répondre, il se rendit compte que Desjani, revenue se poster à ses côtés, toisait le garçonnet, le visage toujours aussi impassible mais le regard empreint d’une inexplicable tristesse. « Ton père ne risque rien sur mon vaisseau tant qu’il ne tente pas de l’endommager. »
Le garçon avança d’un pas et s’interposa entre sa mère et Desjani. « On ne peut pas vous faire confiance. On sait ce que vous avez fait. »
À la surprise de Geary, Desjani posa un genou à terre pour placer son visage au niveau de celui du gamin. « Homme des Mondes syndiqués, s’adressa-t-elle à lui comme s’il avait l’âge de son père, sous le commandement du capitaine John Geary, l’Alliance ne fait plus la guerre aux innocents ni aux personnes désarmées. Même s’il y renonçait, nous nous en abstiendrions désormais car il nous a rappelé ce que l’honneur exige des combattants. Tu n’as nullement besoin de protéger ta famille contre nous. »
Stupéfait qu’on lui parlât sur ce ton, le garçonnet se contenta de hocher la tête sans piper mot.
Desjani se releva et fixa d’abord l’enfant puis sa mère, comme pour communiquer tacitement avec elle. La mère opina à son tour, l’air rassurée. Puis Desjani regarda autour d’elle et adopta son ton de commandement, si bien que ses paroles résonnèrent dans la soute : « Citoyens des Mondes syndiqués, je suis le capitaine Desjani, commandant du croiseur Indomptable de l’Alliance. Vous n’êtes pas des combattants et vous serez traités en civils nécessitant une assistance humanitaire, à moins que vous ne tentiez de nuire à mon vaisseau ou à son équipage. Obéissez aux ordres et aux instructions qu’on vous donnera. Quiconque les enfreindra, tentera d’endommager ce bâtiment ou de nuire au personnel de l’Alliance sera regardé comme un combattant ennemi et traité comme tel. Il nous faudra trois jours pour atteindre le point de saut pour Cavalos, puis nous en passerons neuf autres dans l’espace du saut avant d’arriver dans ce système. Selon les plus récents guides des Mondes syndiqués en notre possession, la présence humaine y serait encore assez forte. Une fois sur place, nous tâcherons de vous déposer en lieu sûr. »
Elle parcourut du regard les civils syndics et se renfrogna. « Mon personnel médical vous examinera pour diagnostiquer les problèmes les plus graves. Vous serez bien avisés de coopérer de votre mieux avec lui. Vos rations seront identiques à celles de mon équipage. Il s’agit surtout de rations syndics périmées, désormais, alors ne vous attendez pas à des soupers fins. Des questions ?
— Pourquoi ? » la héla une femme d’âge mûr.
Desjani jeta à Geary un regard en biais, mais il lui fit comprendre qu’elle pouvait répondre à sa guise. Elle se tourna vers la femme. « Parce que seuls ceux qui font preuve de miséricorde peuvent s’attendre à en bénéficier, répondit-elle sèchement. Et parce que l’honneur de nos ancêtres l’exige. Fusiliers, escortez ces civils jusqu’à leurs quartiers. »
En dépit des appréhensions de Geary, aucun autre acte de sabotage ne fut perpétré au cours des deux jours suivants, le temps que la flotte atteigne le point de saut pour Cavalos. Les civils syndics étaient à ce point terrifiés qu’aucun ne posa de problèmes. Alors qu’assis sur la passerelle de l’Indomptable Geary attendait de donner à la flotte l’ordre de sauter, il remarqua que Desjani fixait d’un œil morne son écran, où flottait encore une image de Wendig I. « Un ennui ? » s’enquit-il.
Desjani secoua la tête. « Je songeais à ce que j’éprouverais à présent si nous étions sur le point de sauter alors que nos passagers seraient restés sur cette planète. Il m’a fallu mûrement y réfléchir, mais vous avez pris la bonne décision, capitaine.
— Nous avons pris la bonne décision, capitaine Desjani. » Elle lui jeta un regard puis hocha la tête. Geary lança un dernier coup d’œil à Wendig I, planète à nouveau privée de vie, comme durant les innombrables millénaires qui avaient précédé l’arrivée des hommes, puis donna l’ordre : « À tous les vaisseaux, sautez vers Cavalos. »
Neuf jours, soit un assez long séjour dans l’espace du saut, qui ne pouvait manquer de raviver dans les esprits l’évocation de ce qu’il serait advenu si l’on n’avait pas découvert ces logiciels malveillants dans les propulseurs de saut. Geary se surprit à fixer cette grisaille lugubre et les lueurs mystérieuses qui venaient y éclore fugacement puis mouraient, non sans ressentir un malaise familier – cette impression, chaque jour un peu plus prononcée, de n’être pas bien dans sa peau – et en se demandant combien de temps un homme piégé dans l’espace du saut pouvait rester sain d’esprit.
Les civils syndics gardaient le même silence terrifié, les équipages continuaient de travailler aux réparations de leur vaisseau et les auxiliaires de fabriquer d’autres fournitures pour la flotte, et Geary, lui, se surprit à s’inquiéter davantage de ses ennemis de l’intérieur que des forces militaires syndics. C’était une première, mais il fallait aussi dire que ces ennemis de l’intérieur n’avaient jamais, jusque-là, représenté une menace mortelle pour lui et ses vaisseaux.
Au bout de cinq jours, il reçut du capitaine Cresida un des brefs messages que l’espace du saut autorisait : Je progresse, disait-il. Si elle parvenait effectivement à désamorcer, fût-ce partiellement, la menace d’extinction de l’espèce humaine que représentait l’effondrement des portails de l’hypernet, elle le soulagerait d’un grand poids.
Neuf jours, une heure et six minutes après son saut depuis Wendig, la flotte de l’Alliance resurgissait dans l’espace conventionnel du système stellaire syndic de Cavalos, ses armes prêtes à entrer en action et tous ses senseurs à l’affût de cibles éventuelles. Mais nul champ de mines, nulle flottille syndic, nul vaisseau de surveillance ne l’attendaient au point d’émergence ni aux autres points de saut. Sa victoire inattendue à Lakota avait visiblement déstabilisé l’ennemi.
La présence humaine à Cavalos était effectivement significative. Une planète plus ou moins hospitalière gravitait à huit minutes-lumière environ de l’étoile et une demi-douzaine d’autres, dont les trois géantes gazeuses traditionnelles, orbitaient autour à plus grande distance. L’une de ces dernières présentait une activité encore assez importante sous la forme de mines en exploitation et d’une installation orbitale. Un croiseur léger vétuste et deux corvettes « nickel » encore plus obsolètes stationnaient près de la planète habitée.
Geary étudia la situation puis se tourna vers Desjani. « Juste une force d’autodéfense standard dans un système éloigné. Pas vraiment une menace. »
Elle haussa les épaules. « On pourrait les balayer si l’occasion se présentait. Ce sont des cibles légitimes.
— Je sais. Mais je ne m’attends pas à ce qu’ils aient la sottise de nous charger, et ils ne valent pas non plus la peine que nous perdions notre temps à les pourchasser en gaspillant nos cellules d’énergie. »
Desjani opina. « Ce sont de toute façon des vaisseaux de rebut. Quant aux menaces de l’intérieur, tous nos officiers de la sécurité des systèmes sont sur les dents et ils n’ont encore rien trouvé. »
Rien apparemment ne menaçait la flotte. On pouvait donc s’inquiéter de nouveau des civils de Wendig. « Ce système stellaire ne donne pas l’impression d’avoir beaucoup souffert de la construction de l’hypernet. Selon vous, devons-nous déposer nos passagers sur l’installation orbitale ? Elle se trouve quasiment sur notre route et ne nous oblige pas à nous enfoncer très profond dans ce système stellaire. » La station orbitale de la géante gazeuse ne se trouvait qu’à une heure-lumière un quart de la flotte, légèrement à l’écart de la trajectoire qu’elle aurait empruntée pour gagner directement les points de saut menant aux deux systèmes entre lesquels Geary devrait choisir : Anahalt ou Dilawa. Pas trop loin, donc. Ralentir de nouveau la flotte pour permettre aux navettes de livrer leur cargaison serait le seul point noir : larguer les civils syndics ne lui coûterait qu’une petite perte de temps, assortie, en revanche, d’un gros gaspillage de cellules d’énergie.