— Nous pouvons au moins essayer. Nos armes sont assez précises pour nous permettre de continuer de bombarder des cibles industrielles en réduisant au minimum les pertes civiles. »
Desjani afficha une mine lugubre. « Ils tueraient les nôtres et nous épargnerions les leurs ?
— Il faudra que ce soit réciproque. À notre retour, nous leur demanderons de cesser de bombarder nos populations, en échange de quoi nous nous abstiendrons de bombarder les leurs.
— Pourquoi se résigneraient-ils à… ? » Desjani s’interrompit pour le dévisager. « Oui. Ils pourraient effectivement croire à notre bonne volonté puisque vous en avez déjà donné la preuve…
— Peut-être.
— Et s’ils n’y mettaient pas un terme ?
— Nous continuerions de détruire leurs cibles industrielles et militaires. » Desjani fit la grimace. « Écoutez, Tanya. Quand ces gens n’auront plus rien à bâtir ni plus rien pour se battre, ils deviendront un fardeau pour leurs dirigeants, qui devront encore les nourrir et prendre soin d’eux.
— Ils construiront de nouveaux sites industriels. Bâtiront de nouvelles défenses.
— Nous les détruirons à leur tour. » D’un hochement de tête, Geary désigna grossièrement l’espace hors de l’Indomptable. « Depuis que l’humanité sait voyager entre les mondes, elle a les moyens d’anéantir, en projetant des rochers de l’espace, tout ce que l’homme peut édifier à la surface d’une planète, plus vite et plus aisément qu’on ne peut le reconstruire. Les Syndics pourraient engloutir dans cette reconstruction des moyens et des ressources infinies, sans jamais revenir au niveau antérieur. »
Desjani médita un instant puis hocha la tête. « Vous avez raison. Mais, voilà très longtemps, quand nous avons commencé à bombarder des populations, civiles au lieu de nous en tenir aux cibles militaires et industrielles, ce raisonnement valait déjà. Pourquoi avons-nous commencé, il y a des dizaines et des dizaines d’années ?
— Je n’en sais rien. » Geary se reporta en arrière et tenta de déterminer mentalement le moment où ceux qu’il avait connus un siècle plus tôt avaient changé de mentalité pour devenir ce qu’ils étaient aujourd’hui. Mais ce moment-là n’existait pas : aucun événement, aucun tournant décisif n’en avait décidé ; il s’agissait plutôt de cette pente glissante à laquelle Victoria Rione avait fait allusion : des prises de décision apparemment raisonnables, s’ajoutant les unes aux autres et conduisant à l’escalade. « Peut-être en représailles du bombardement de planètes de l’Alliance par les Syndics. Peut-être parce que cette guerre interminable exigeait une tactique désespérée. Peut-être pour briser le moral de l’ennemi. Nous avons étudié ce cas quand j’étais élève officier, mais au chapitre des échecs stratégiques. De tout temps, on a envisagé de bombarder l’ennemi pour l’inciter à renoncer. Mais, quand un peuple se sent menacé dans ses biens ou dans ses convictions, il ne renonce jamais. Parfaitement irrationnel, sans doute, mais humain.
— Les bombardements syndics ne nous ont jamais incités à renoncer, convint Desjani. Nous sommes très remontés contre nos dirigeants, mais nous tenons à les voir vaincre, pas se rendre. Cela dit, rares sont ceux qui croient encore en leur victoire, surtout dans cette flotte. C’est bien pourquoi… »
Elle s’interrompit de nouveau et il se tourna vers elle : « Pourquoi le capitaine Badaya m’a fait une certaine proposition ? Vous êtes donc au courant, vous aussi ?
— Oui, capitaine. Bien sûr. On en parle beaucoup.
— Je ne m’y résoudrai pas, Tanya. Je ne trahirai pas l’Alliance en acceptant de devenir un dictateur. Je l’ai dit à Badaya. » Elle fixa le pont, le visage inexpressif. « Ça ne marcherait pas et ce serait une erreur.
— Vous aurait-on offert autre chose ? demanda-t-elle très vite, à voix basse. Si vous aviez accepté ? »
Geary s’efforça de s’en souvenir, parce que ça semblait lui tenir à cœur, mais rien ne lui revint. « Non. Rien de précis. Tout cela était exprimé en termes très généraux.
— Vous êtes sûr ? » Sa voix restait très calme mais trahissait désormais sa colère. « On ne vous a rien promis d’autre, capitaine Geary ? » Il secoua la tête sans cacher son étonnement. « Personne d’autre, capitaine Geary ? »
Personne d’autre ? De quoi… ? Sa stupeur devait être visible. « Vous parlez de vous ? » chuchota-t-il, trop sidéré pour recourir à des périphrases.
Elle le fixa de nouveau en scrutant son visage et parut se détendre. « Oui. Certains individus m’ont pressée de… m’offrir à vous. Je me suis demandé s’ils l’avaient fait de leur propre chef. »
Sous le coup de la gêne et de la colère, Geary sentit la chaleur lui monter aux joues. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait éprouvé une telle fureur. « Qui ? marmonna-t-il férocement. Qui a eu le culot de vous suggérer une telle ignominie ? Vous n’êtes ni un trophée ni un pion. Dites-moi de qui il s’agit et je vais… » Il dut ravaler ses paroles suivantes, conscient que même le commandant en chef d’une flotte ne pouvait pas menacer de tailler ses subordonnées en pièces et de les balancer ensuite dans le vide.
Desjani lui décocha un sourire crispé. « Je suis capable de défendre mon honneur moi-même, capitaine. Mais merci. Merci infiniment.
— Je vous jure, Tanya, que si j’apprends…
— Permettez-moi de régler moi-même ce problème, capitaine. S’il vous plaît. » Il hocha la tête avec réticence. « Nous devrions remonter sur la passerelle pour superviser la suite, capitaine. » Nouveau hochement de tête. Un coin de la bouche de Desjani se retroussa davantage. « Vous ne feriez pas un très bon dictateur, je me trompe ?
— Sans doute pas.
— Encore une bonne raison, peut-être. »
Il s’attendait toujours à une anicroche, mais les navettes de l’Alliance déposèrent tous les civils syndics, décollèrent et regagnèrent leurs vaisseaux respectifs sans que quiconque tentât d’intervenir dans la manœuvre. « Avons-nous réellement mené une opération à bien sans que les Syndics aient cherché à nous doubler ou à piéger tout ce qui bouge ? s’enquit Desjani.
— Ça y ressemble. Et, jusque-là, nos propres traîtres n’ont pas essayé non plus de nous jouer de nouveaux tours. » Aussi peu disposé à l’admettre que Desjani, Geary étudia l’hologramme. Toutes ses navettes récupérées, la flotte de l’Alliance coupait à présent à travers le système stellaire de Cavalos vers le point de saut donnant accès à Anahalt ou Dilawa. « Plus que trois jours avant le saut ?
— Oui, capitaine. À moins qu’il n’arrive quelque chose. » Des alarmes se mirent à sonner et elle crispa les mâchoires. « Quand on parle du loup… »
Des vaisseaux de guerre syndics venaient d’apparaître au point de saut vers lequel cinglait la flotte.
Dix
« Dix cuirassés, douze croiseurs de combat, dix-sept croiseurs lourds, vingt-cinq croiseurs légers, quarante-deux avisos, annonça la vigie des opérations.
— Environ la moitié de notre flotte, fit observer Desjani. Mais nous jouissons d’un bien plus gros avantage en unités légères. Vont-ils esquiver ou combattre ?
— Ils ont certainement reçu l’ordre de nous intercepter ou de nous retarder, nota Geary. Dans un cas comme dans l’autre, il leur faudra nous affronter.
— Après ce que nous avons fait à Lakota, ils risquent d’avoir trop peur pour engager le combat. » Sur ces mots, Desjani s’interrompit comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. « Ils ne sont peut-être pas au courant. Ils sont peut-être persuadés que la flottille syndic que nous y avons détruite est toujours à nos trousses et pourrait émerger à tout instant.