— Vous avez sans doute raison, puisqu’ils arrivent d’Anahalt ou de Dilawa. » Geary regarda les images de la formation syndic, distante de huit heures-lumière, adopter une nouvelle trajectoire. L’ennemi avait donc disposé de huit heures pour décider de la façon dont il devait réagir et s’y conformer. « Une formation syndic standard. En boîte.
— Son commandant en chef ne sera peut-être pas aussi stupide que celui de Caliban. » L’homme s’était contenté de charger bille en tête une flotte de l’Alliance supérieure en nombre, permettant ainsi à Geary d’annihiler les forces ennemies en concentrant sur elles toute sa puissance de feu.
« Ce serait effectivement bien aimable de sa part, mais nous ne pouvons pas compter dessus. J’ai l’impression que nous décimons leurs commandants en chef décérébrés plus vite que les Syndics ne peuvent assurer leur promotion.
— J’ai découvert qu’il était difficile de surestimer la capacité d’un système politique à promouvoir les imbéciles. »
La menace d’un combat imminent planant, Desjani se sentait d’assez bonne humeur pour plaisanter, mais Geary devait reconnaître qu’elle marquait un point. « Partons du principe que ce n’en est pas un. Selon vous, tenteront-ils de frapper nos flancs en recourant à des passes de tir rapides ou bien, si je choisis de scinder la flotte, s’en prendront-ils à l’une de nos sous-formations ? »
Desjani y réfléchit. « On leur a enseigné à combattre comme nous combattions nous-mêmes naguère. En attaquant bille en tête. Même s’ils tentaient une manœuvre fantaisiste, il s’agirait plus d’une charge contre une partie de notre formation que d’une passe d’armes dirigée contre un de nos flancs ou de nos angles, comme celles que vous nous avez montrées. C’est en tout cas ce à quoi je m’attendrais. »
Idéalement, il se serait contenté de concentrer la flotte en une seule grosse formation que chargerait l’ennemi. Mais elle ne permettrait pas à tous ses vaisseaux d’engager le combat contre un adversaire inférieur en nombre, ce qui lui ôterait une bonne partie de sa supériorité. D’un autre côté, si les Syndics, au lieu de piquer droit sur le corps principal de la flotte, s’en prenaient à une sous-formation précise, les tactiques employées à Caliban seraient tout aussi inefficaces. Il allait devoir trouver autre chose.
Rione arriva sur la passerelle sur ces entrefaites et s’arrêta un instant devant son écran avant de s’adresser à Geary :
« Que comptez-vous faire ? »
Celui-ci montra son hologramme, où l’arc que décrirait la formation syndic, compte tenu de sa trajectoire et de sa vélocité prévues, s’incurvait pour se stabiliser sur un vecteur interceptant celle de la flotte : à des heures-lumière de distance, les deux courbes s’infléchissaient pour s’entrechoquer comme deux sabres jumeaux. « Entrer en contact avec l’ennemi dans un peu moins d’un jour et demi, madame la coprésidente. »
Rione détacha les yeux de son propre écran et des relevés dénombrant les vaisseaux syndics pour reporter le regard sur Geary en secouant la tête. « C’est un peu comme de combattre une hydre. On a beau détruire des vaisseaux syndics, il en repousse toujours davantage.
— Ils continuent d’en construire et ils peuvent recevoir des renforts, contrairement à nous, fit-il remarquer.
— Je vous suggère de capturer ce commandant en chef, capitaine Geary. Vivant. Il sera peut-être en mesure de répondre à certaines des questions que nous nous posons.
— Je ferai de mon mieux, madame la coprésidente. »
« Capitaine, nous recevons de la planète habitée une transmission au signal très fort. Adressée au capitaine Geary. »
Desjani lui jeta un regard circonspect. La flotte se trouvait encore à près de huit heures du contact avec la flottille syndic et n’avait toujours pas adopté sa formation de combat. « Je prends, déclara Geary. Envoyez-la aussi au capitaine Desjani. »
La fenêtre qui surgit sous ses yeux montrait une femme d’âge mûr assise derrière un bureau et vêtue d’un uniforme de commandant en chef syndic de grade moyen. « Vous vous demandez sans doute pourquoi l’officier des Mondes syndiqués le plus haut gradé de ce système stellaire s’adresse à vous vous, capitaine Geary, et cela de façon à réduire au minimum la publicité de ce geste. »
Elle montra, sur son bureau, la photo d’un jeune homme qu’il lui sembla vaguement reconnaître. « J’avais un frère que je croyais mort depuis longtemps dans un accident. Aujourd’hui, j’ai retrouvé ce frère et, de surcroît, j’ai appris qu’une société intimement liée à l’un des plus hauts dirigeants des Mondes syndiqués avait décidé de renoncer à l’évacuer de Wendig, ainsi que des centaines de ses collègues, parce que la colonne des dépenses de son bilan annuel s’en trouvait allégée. J’ai aussi une belle-sœur, des nièces et un neveu dont j’ignorais l’existence et qui vous doivent tous la vie. »
Geary percuta brusquement : la photo était celle du maire d’Alpha, plus jeune de quelques décennies.
La femme secoua la tête : « Sans rien dire de toutes celles qui auraient disparu de ce système stellaire si vous aviez décidé de bombarder notre planète. Mais j’ai appris par des habitants de Corvus, Sutrah et même Sancerre que vous aviez observé partout ce même comportement, en ne frappant, en guise de représailles à des attaques dirigées contre vous, que les cibles militaires ou les sites industriels. J’ignore combien exactement de millions ou de milliards de citoyens des Mondes syndiqués vous auriez pu tuer sans difficulté, mais je sais au moins que vous ne l’avez pas fait. »
La dirigeante syndic eut un sourire lugubre. « Je me surprends aujourd’hui à remercier la flotte de l’Alliance pour toutes ces vies épargnées, alors même que j’ai reçu l’ordre de prendre toute initiative, quel qu’en soit le prix, qui pourrait vous coûter certains de vos vaisseaux ou vous retarder d’une façon ou d’une autre. Je suis parfaitement consciente de votre situation. On nous a déjà affirmé une bonne demi-douzaine de fois que votre flotte était piégée et serait bientôt anéantie.
Seules les vivantes étoiles savent comment vous êtes arrivés jusque-là. Les services de l’identification des Mondes syndiqués ont pu établir que vous aviez pris le commandement de cette flotte et que vous étiez effectivement le capitaine John Geary, ce qui m’incite à me demander si elles n’interviendraient pas dans cette guerre. Je leur en suis reconnaissante, puisque vous avez mis au service du salut de vos ennemis un instrument conçu pour la guerre.
» J’ai une dette envers vous, capitaine Geary, et je pense qu’il faut savoir honorer ses dettes. Votre flotte s’apprête à engager le combat avec une force relativement puissante des Mondes syndiqués, toutefois inférieure en nombre. Bien que nos dirigeants s’efforcent de tenir toutes les informations vous concernant, votre flotte et vous, sous le sceau du secret, de nombreux rapports crédibles circulent sous le manteau. En me fondant sur ces renseignements, je ne m’attends pas à ce que cette force syndic l’emporte, mais cette perspective, compte tenu de ce que vous avez fait jusque-là, est loin de me remplir d’appréhension. Votre flotte est pour nous une menace moins grande qu’une flottille soumise au Conseil exécutif des Mondes syndiqués. »
La dirigeante syndic secoua de nouveau la tête. « Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait, capitaine Geary. Nous sommes nombreux à avoir compris que cette guerre avait dès le premier jour cessé d’avoir un sens. Nous sommes las de nous échiner à maintenir l’ordre dans nos systèmes stellaires pendant que nos dirigeants épuisent les ressources des Mondes syndiqués dans un conflit qu’ils ne peuvent pas espérer gagner. Quand vous rentrerez chez vous, dites aux vôtres que des gens ici sont las de se battre et prêts à négocier. »