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La fille brune assise à côté de lui, adossée au mur, se roulait un joint.

Elle n’avait pas plus de vingt ans et une expression traquée sur le visage.

Il était sept heures cinq.

Le jeune homme remua dans son sommeil.

La fille alluma son joint et des brindilles de tabac lui tombèrent sur les seins sans qu’elle bougeât le moins du monde. Charlie l’avait ramassée à la sortie du bahut, un, deux ans avant, dans une affaire de stups à la con. Il l’avait plus ou moins sortie du trou, elle avait pieuté chez lui quelque temps. Il lui avait trouvé un job dans une parfumerie. Elle s’était barrée de chez lui et de la parfumerie, le même jour. Il l’avait cherchée, vingt minutes. Elle s’était tirée sur le dam. Quand elle était revenue, Charles avait vieilli. C’était devenu un vieux type de vingt-sept ans. Depuis, ils se voyaient de temps en temps, quand il n’avait pas trouvé à baiser ailleurs, ou qu’il était trop bourré pour l’envoyer se faire mettre.

À part tirer un coup, elle ne pouvait rien pour lui et il ne pouvait rien pour elle : c’était juste aussi con que ça. Ils n’auraient jamais dû se rencontrer et pourtant ça faisait un an que ça durait, peut-être plus.

Charles baisait comme un dieu.

Endormi, il était beau.

Elle étendit les doigts, lui toucha l’épaule.

Elle ne s’y attendait pas, mais il ouvrit les yeux. Il avait les boucles dans la figure et ça le rajeunissait drôlement. Il cligna des paupières, se redressa sur le coude gauche, regarda la fille, de bas en haut et de haut en bas et abattit le poing droit sur le matelas, entre eux. Il grommela :

— Encore là ?

— Je peux m’en aller, si tu veux.

— C’est ça, ricana le jeune homme : casse-toi. Embarque ta saloperie de merde et casse-toi. Bordel, tu peux pas t’en passer cinq minutes ?

— Tu peux te passer de prendre tes caisses de malade ?

Charlie lui balança une claque et le joint alla voltiger sur la moquette, près de la plinthe. Il éclata d’un rire fêlé, dépourvu d’épaisseur, et retomba à plat dos, le bras sur les yeux.

La fille se leva et commença à se rhabiller rapidement. Petite, un corps du tonnerre, avec des fesses hautes et fermes, des fossettes tendres au creux des reins, les seins en forme de poires, mûrs et lourds accrochés bas sur son buste maigre. Elle portait encore des sous-vêtements d’adolescente, des trucs en coton blanc de Prisunic. Charles Catala trouva son paquet de Gitanes, en alluma une au hasard.

Elle avait fini d’enfiler sa robe de toile blanche.

Elle se retourna vers lui.

— Soledad, demanda le jeune homme d’une voix douce, qu’est-ce qui s’est détraqué ?

Elle s’approcha du lit trop bas.

— Je sais pas, Charles.

— Comment ça aurait pu être ?

Elle ouvrit les mains, remua la tête, lentement, de droite et de gauche.

— Je sais pas, Charles, répéta-t-elle.

Il lui tendit la main gauche ouverte, la paume vers le plafond, et elle la prit et s’assit au bord du lit, les genoux relevés. Charles dit, à mi-voix, sans la regarder :

— Il va encore faire chaud, très chaud… La météo a prévu que ça durerait une dizaine de jours. Tu vas aller te bronzer au lac, boire des citrons pressés avec une paille, dans des verres givrés. Tu vas traîner au Boogaloo, lever un pédégé ou deux, ou écouter Mahler chez Francis. Tu vas aller voir une expo quelque part. C’est ça ?

— Je sais pas.

Il sourit vaguement, sans pour autant lui lâcher la main.

Le téléphone sonna. Il n’aurait pas pu sonner à un plus mauvais moment.

Charles décrocha.

— Charlie, Charlie, dit la femme dans l’écouteur, Matthieu est parti.

— Merveilleux.

— Charlie, il faut que je voie Claude.

Le jeune homme ricana distinctement.

— Il sera au Central à partir de huit heures et demie.

— Charlie…

— Huit heures et demie. Mes amitiés à l’autre.

Il raccrocha.

Soledad le regardait. Elle avait le corps et le visage parfaitement immobiles mais des larmes lui crevaient aux paupières, elles lui coulaient le long des joues, suivaient le contour délicat du menton et tombaient sur la toile de la robe sans qu’elle fît quoi que ce soit pour les essuyer.

Il était sept heures quinze.

CHAPITRE II

L’homme avait des boucles blondes, pressées, d’un blond roux et mousseux, des yeux d’un bleu très tendre, presque candide, et qui fonçaient à peine lorsqu’il se mettait en colère, mais c’était très rare qu’il se mît en colère… Il avait des dents saines et blanches dans un visage boucané par le soleil et la mer, et qu’il exhibait parfois en un désarmant sourire. Grand, des épaules larges, pas de ventre et des hanches de danseur étoile, il faisait très publicité Hollywood Chewing-gum, ou Coca-Cola, très soif d’aujourd’hui, et il le savait.

Pour les boucles blondes, les yeux bleu tendre et la fossette au menton, il n’y était pour rien, mais le reste était le résultat de dix ans de bodybuilding, de sport et de travail, d’heures de lampe à bronzer et de repas sans alcool, où prédominaient les grillades et les légumes verts, lorsqu’ils ne se résumaient pas à une bouteille de lait cru et quelques flocons d’avoine.

Un personnage inventé.

Il portait une chemise bleue en toile de jean ouverte sur son torse bronzé, un Levi’s, aussi soigneusement délavés l’un que l’autre, des mocassins blancs mais pas de chaussettes. Il roulait tranquillement dans son Transit Ford customisé, en fumant une cigarette de temps à autre.

C’était l’été.

Dans sa tête, il n’y avait pas d’autre saison que l’été, le goût du sel sur la peau, les relents de crème solaire et les douches glacées. Sa femme dormait sur le divan derrière, plus ou moins à poil. Il ne forçait pas le moteur. Une fille à la Birkin, parce qu’il n’aurait pas supporté de se mettre avec une grosse vache puante, une de ces connasses qui s’agglutinaient autour de lui à lui donner envie de dégueuler et qu’il avait envie d’exterminer à coups de perche, ou de leur foutre la tête dans l’eau une fois pour toutes, et c’est peut-être bien ce qu’il finirait par faire, un jour ou l’autre, ça serait facile de leur enfoncer la nuque dans l’eau verte, ça durerait un moment mais elles ne pourraient rien faire sauf s’accrocher au bord et ça ne leur servirait à rien.

À rien du tout.

Dehors, le matin devait déjà être étouffant, mais dans l’habitacle la climatisation maintenait une atmosphère fraîche et équilibrée autour de vingt degrés. L’homme enfonça une cassette dans le lecteur (une ambiance de building de luxe, derrière les vitres teintées), régla le son en sourdine et le bascula sur les deux baffles de la cabine, devant. De la campagne grillée de soleil défilaient de part et d’autre de la route, des champs déserts, quelques arbres rabougris, des haies de roseaux gris.

Il avait vu les choses autrement, lorsque le projet avait germé puis mûri dans son esprit, et ensuite lorsqu’il l’avait réalisé. Santi soudait à l’arc. Les gerbes d’étincelles bleues acérées, le grésillement. La pluie crépitait sur le toit du garage. Une Lancia dépassa le Transit à toute allure, une trajectoire de missile à infrarouge.

L’homme la suivit des yeux : le type roulait comme un dingue. Lancia prune, pas très jeune. Dans l’habitacle, Marjorie Hendricks attaquait Drown In my Own Tears, comme si elle allait arracher le plafond. Il avait vu les choses très High Sierra. Elles ne s’étaient pas passées ainsi, ça avait été une simple balade au soleil, des fois marrantes, comme quand ils avaient levé la petite gouine qui zonait à Casa (parce qu’il avait fallu qu’ils aillent à Casa, faire le plein de nostalgie), avec des rouges et des jaunes crus, la fraîcheur du jasmin entre les murs de terre, ou si ce n’était pas à Casa, mais plus au sud, des fois chiantes, le plus souvent chiantes.