— Y avait que Bicco Aisuzi de mal classé dans mon équipe, à cause de son furoncle aux meules, se rengorge encore le Vaniteux. S'il aurait pu prendre la route ce morninge, il constituait l'appât idéal. Mais ce mec-là est un douillet. Il s'écoute !
— Paraît qu'il avait un ballon de rugby entre les noix, Gros, protesté-je, faut tout de même pas chariboter !
— Il a dû bricoler son pansement dans la nuit et ça s'est infesté, affirme l'ex-masseur, on m'enlèvera pas de l'idée ! La fiente de pigeon et la toile d'araignée, y a rien de mieux pour cicatriser. Chez nous, à la cambrousse, ma vieille elle nous soignait les plaies qu'avec ça ! Pour les refroidissements c'était de la tisane de bourrache, qu'elle employait et des « guilles » de savon pour la constipation. Quand t'avais le boyau boudeur, fallait la voir cramponner le savon de Marseille, Maman. Elle t'en taillait un coin gros comme ça, te le pétrissait dans les doigts pour y donner la forme fusée, et v'lan elle te le carrait dans l'oignon avec un bon coup de pouce pour le placer sur son orbite. Paf ! Je te connais bien ! Et pas de rouspétance ! Elle tolérait pas, Mâame Bérurier mère ! Tiens, je me rappelle de grand-père, un jour… Ça faisait près d'une semaine que son intestin stockait. Il avait beau se masser la boîte à ragoût il continuait d'inscrire relâche pour répétitions quand il s'hasardait aux cagouinsses pour se provoquer la tripe. A la fin, Môman en a eu marre. Comme le Vieux voulait rien chiquer à propos de la guille à tête chercheuse, elle nous a mobilisés : moi, papa et Léonce notre valet de ferme. On s'est cramponné pépé, on l'a basculé sur la table de la cuisine, la barbe dans l'assiette au papier tue-mouches. On l'a déculotté de première et Mâame Bérurier mère, tout en s'excusant à son beau-père, y a filé la moitié d'un savon dans le baigneur. Elle lui expliquait que c'était pour lui éviter une conclusion intestinable. Il renaudait, pépé. Quand on l'a largué il voulait nous casser sa canne sur la tronche, heureusement que son bénard en tirebouchon l'entravait.
— Et ça lui a réussi, le savon? s'inquiète Pinaud qui aime les petits remèdes de bonne femme.
— Il a même pas eu le temps de sortir de la cuisine, affirme le Gros.
Mais Béru se tait soudain.
— Nom de Zeus ! s'écrie-t-il en frangrec !
Il vient de se dresser. Il a repris des couleurs. Son œil brille d'intelligence.
— Quoi donc? lui demandons-nous.
— J'ai une idée formide, les mecs ! Je vais prendre le départ à la place de Bicco Aisuzi. Il est costaud ; avec son maillot, sa casquette, de grosses lunettes et son dossard je peux très bien passer pour lui !
Je le regarde, essayant de l'imaginer en coureur cycliste.
— Arrange ça avec Jeannot, supplie-t-il. Je te parie qu'on tient la grosse finte à Jules !
— Voyons, objecté-je, tu ne vas pas te farcir Evian-Lausanne à vélo !
— Sur un vélo en Légérium ça ne doit pas être cassant, riposte Sa Majesté.
Le chronométreur, un petit gros, rond comme un cadran de montre, compte à rebours, en scandant les secondes.
— Cinq… quatre…
Béru est en selle. Les mains au bas du guidon, la gapette blanche bien enfoncée, les lunettes enveloppantes. Il a comprimé sa bedaine dans une ceinture de flanelle. Ses énormes jambons poilus jaillissent du maillot comme deux canalisations de gaz.
Il n'a pas trouvé de gants cyclistes à sa pointure et a mis des moufles de skieur.
— … Trois… deux…
Nous sommes dans une bagnole, à son côté, Pinaud et bibi. Un musculeux aux manches retroussées a une main à la selle du gros et une autre dans ses reins, tout prêt à le propulser sur la route, entre une double haie de badauds survoltés. Les caméras grésillent comme des élytres d'insectes. La voix d'un radioreporter annonce :
— Contrairement à ce qui avait été annoncé, loin d'abandonner, Bicco Aisuzi est sur la ligne de départ, porteur du dossar 69. Il s'intercalera donc, entre le petit Breton de l'équipe des bonbons au poivre Atchoum, Yanik Kinique et l'Anglais Abbee Nokle, le grand espoir de la margarine Legras.
— … Un… zéro ! ! ! crie le chronométreur.
— Merde ! fait Béru, tout comme le technicien de Cap Kennedy lorsqu'il s'aperçoit, au moment de la mise à lieu, qu'il a oublié d'ouvrir le robinet à gaz.
— Mes cale-pieds, explique le pseudo-champion transalpin (brioché). J'ai oublié de les fixer.
— Je veux pas le savoir, décrète le chronométreur, ça court !
On arrime les courroies du Gravos, son propulseur lui donne la secousse libératrice et, se dégageant de sa propre immobilité et de sa propre pesanteur, Béru démarre. Une vraie gazelle ! Il a la pédalée surnaturelle sur son vélo en duvet !
On l'escorte. Tandis que je conduis, Pinaud, toujours en pyjama (par exemple il a troqué son vieux bitos contre une visière verte) inscrit des trucs sur son ardoise de route, pour faire vrai.
« Le beaujolais a augmenté de vingt-cinq centimes», écrit-il.
Puis, il brandit l'ardoise sous le nez du Gros.
— Ah ! les tantes ! mugit le faux Bicco Aisuzi, ils veulent donc nous fout' sur la paille !
Le public croit qu'on vient de lui signaler les meilleurs temps et que ça dope le Transalpin (de régime). Aussi on l'applaudit fort.
— Vas-y, Bibi ! qu'on lui crie.
Il se pique au jeu, mon brave Béru. La tête en bouchon de radiateur il fonce, fonce comme un dératé.
— C'est pas possible ! m'exclamé-je en matant le compteur, il fait du soixante-dix.
— Je les ai atteints aussi, l'époque où je faisais de la piste sur grand braquet, affirme le Pinaud des Charentes, vexé jusqu'à l'os.
On sort de la ville. Ça bombe extraordinairement. Les bagnoles des journalistes se mettent à bourdonner autour de nous. On le flashe à tout va, Béru. On lui annonce qu'il est en train de grignoter le petit Breton largué avant lui. Dans les cinq premiers kilomètres, il lui a déjà repris une minute, c'est beau, non?
La nouvelle nous précède because les transistors mugissant sur le talus. Des groupes d'Italiens acclament leur campionissimo. Ils lui crient qu'il est le plus fort, le plus grand, le suprême, le sublime, l'exceptionnel, le jamais-vu, le pas pensable, l'unique, l'inoubliable, le fameux, le bouleversant. Fausto Coppi oublié ! Bartali mystifié ! Nencini nenciné ! Bravo ! Vas-y ! Vas-y !
Les kilomètres se succèdent. On n'a pas le temps d'admirer le lac étincelant au soleil, avec ses voiliers blancs, ses gros bateaux pleins de monde et de musique. On regarde défiler le goudron sous les roues du véloce ! On doute de ses cinq sens (comme dirait Camille). On est fier de vivre ça, d'être un contemporain du haut fait ! Car il bombe à quatre-vingt-dix sur le plat, Béru, maintenant.
Ça pisse gras sous sa casquette de toile.
— T'as pas soif? lui crie Pinaud !
— J'ai ce qu'il faut ! répond le champion en arrachant l'un des bidons fixés à son guidon. Il boit gloutonnement. C'est du gros rouge qui dégouline sur son maillot !
— Tu pulvérises tout, Béru ! lui lancé-je.
Il a un sourire sous ses énormes lunettes de soudeur à l'arc (de triomphe). C'est sa revanche contre le mauvais sort qu'il est en train de prendre, Béru. Il se venge de la roulette, de Jeannot, d'Alfred, de la vie pas toujours fair-play. Chaque coup de pédale, il l'assène sur les forces sournoises et maléfiques qui font dérailler la chance. Sur sa bécane dépourvue de poids il se sent aérien ; il monte un nuage en somme. Cavalier du ciel, voilà ce qu'il est !
Et il enroule, enroule, enroule !
— Vas-y !
Noblesse de l'effort solitaire ! Magie de la vitesse ! Il se discipline, organise ses mouvements. Bientôt, Yanik Kinique est à l'horizon ; il en titube d'ahurissement, l'homme de Goménolé en se voyant si rapidement doublé, par son suivant immédiat. Il se dit qu'il a la crampe de l'écrivain ! Que ses tendons font le caoutchouc-mousse. Il se décourage, il veut mettre pied à terre, abandonner, rentrer chez lui pour ouvrir une crêperie ! Béru n'est déjà plus qu'un nuage gris à la limite de son horizon. Les radios de toute l'Europe occidentale annoncent la nouvelle. En Italie, on pavoise ! Le président de la République envoie déjà une boîte de décorations et le pape une bénédiction spéciale, avec coupon détachable pour l'admission immédiate au Paradis. Y en a qu'un qui doit rien piger à ce circus, c'est le vrai Bicco Aisuzi, s'il écoute la radio en se dorlotant le melon !