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Dans son village natal on se rue chez ses parents pour des embrassades municipales, des congratulations bien frénétiques. La « Stampa», déjà à pied d'œuvre, interviewe sa Mamma. Et cette dernière raconte l'enfance du héros, comme qu'il allait faire pipi dans le Pô en sortant de l'école. Et tout ! On le dessine en couleur pour la une ! On le représente sur son vélo, la gueule convulsée par l'effort avec des traits parallèles à ses mollets pour figurer la vitesse.

— Vas-y, Béru ! trépigne Pinuchet, lequel oublie toute jalousie pour acclamer le phénomène.

On se pointe à la douane. Les gapiants français hurlent des encouragements en corse, et les gabelons suisses crient les leurs en français.

Voilà, nous sommes en territoire helvétique, c'est à partir de dorénavant qu'il va falloir ouvrir l'œil.

Bérurier est porté par les vivats. Il pédale fougueusement, la langue à demi sortie : une belle muqueuse rouge et grenue, épanouie comme une fraise de concours. On tourne le dos au lac maintenant. Ça grimpe. Mais Béru ne faiblit pas. Une merveille, je vous dis ! Il va s'épousseter une dizaine de kilos dans l'aventure et en ressortira pin-up-boy rayonnant.

Le voici qui rattrape un deuxième coureur parti six minutes avant lui, il s'agit du Hollandais Van Thardyze, honnête rouleur courant sous la tunique des moulins à café Cric-crac.

Tout de suite, il se croit rejoint par le Breton, mais quand son ardoisier lui annonce qu'il s'agit de l'Italien, le Van Thardyze prend envie de changer ses moulins à café contre des moulins à vent. Il en a les tulipes coupées !

— Vas-y, Béru !

Moi aussi je me pique au jeu. Certes, il n'a pratiquement pas de vélo, notre bon Gros, mais comme dit l'autre (qui dit que c'est moi) faut le faire ! Et je te tricote des décamètres, des hectomètres, des kilomètres ! Il escalade la rampe avec une stupéfiante aisance, le Gros. Les bornes nous partent de tous les côtés, comme des garennes, tellement on roule vite. Voilà un troisième coureur rejoint ! L'exploit de ce Tour de France ! clame le speaker d'Europe Number One. Jamais vu ! Faut potasser les tablettes de l'épreuve pour s'assurer du bien-fondé de l'assertion, mais tout porte à penser spontanément qu'elle est juste. Jamais vu ! Un cas unique dans les deux roues ! C'est pas le géant du Tour, Béru, c'est le titan de tous les Tours passés et à venir. Leducq, Magne, Speicher, Archambaud, Lapébie, Pélissier, Petit-Breton, Lapize et tous les autres, évanouis devant l'importance de l'événement. Rayés des tablettes : le Robic (et sa pointe de vitesse en côte), le Bobet-aîné, le Bahamontès aux serres affûtées comme les poignards de Tolède, le Ferdi Kubler écumant, et jusqu'à Jacques Anquetil, le superman qu'on sera obligé de reléguer au second rang. Tous ces maillots jaunes passés peuvent brader leurs trophées chez le brocanteur du coin. Un homme qu'on n'attendait pas est venu dans l'épopée cycliste, ses jambes pleines de poils et ses bidons pleins de vin pour graver son exploit dans le marbre des journaux. Honneur et gloire à l'école laïque d'abord, bien sûr ; mais aussi au valeureux Bérurier, ratisseur de records, pulvériseur de légendes. La gloire de ses prédécesseurs, il la badigeonne au goudron d'un seul coup, afin qu'elle s'engloutisse dans l'oubli. Désormais on parlera avec gêne de ceux qui l'ont précédé et de ceux qui lui succéderont.

La nouvelle grandit avec l'exploit. De seconde en seconde elle prend de l'importance. Dans les baveux on stoppe les rotatives pour laisser le titre butiner les pages. Il fait l'accordéon, quitte la rubrique sportive pour s'imposer à la une où il s'étale d'une colonne à l'autre. En France le Président ordonne qu'on secoue l'arbre généalogique de Bicco pour voir si quelques aïeux français n'en tomberaient pas, qui expliqueraient la prouesse, la justifieraient. Malraux demande l'adresse privée du campionissimo afin de lui offrir le blanchiment de sa maison, tandis que le ministre de l'Éducation nationale se fait montrer sur un atlas où se trouve la Suisse, afin de communier dans l'effort avec le héros. Roule ! Pédale ! Ahane, mon frère âne, ne vois-tu rien venir?

Vas-y, Béru ! Vas-y, mon Béru ! Notre Béru ! L'apothéose !

Non, il n'a pas vu venir ce fringant motard suisse qui débouche d'un chemin de traverse alors que Bérurier plongeait dans une descente aussi riche en lacets que des bottes lapones.

La foule retient son souffle, horrifiée jusqu'à l'évanouissement. Le motard a tenté de se rabattre, mais trop tard, il décrit un dérapage de grand style, sa roue arrière vient frapper de plein fouet la roue avant du pédaleur.

Pinaud hurle ! C'est le signal : la foule libère son cri d'angoisse. Le Gros, tout gros qu'il soit, décrit un vol plané d'oiseau de proie piquant d'une lourde glissade sur l'agneau qui paît en paix. Il s'abat sur un groupe de gentilles religieuses massées en bordure de la route. Il en renverse six, comme des quilles. Il s'empêtre dans leurs cornettes, leurs jupes, leurs ceintures de chasteté. Il jure, il trépigne, il foule, il s'écrase, il malaxe.

— Quoi, merde? demande-t-il en se relevant à la Supérieure, devenue nettement Inférieure après avoir morflé le Mastar sur la coloquinte. C'est de ma faute, des fois?

— Dieu soit loué ! s'écrie Pinaud dont la ferveur est toujours prête à quelque résurgence.

Il avait envoyé son personnel ce brave Bon Dieu pour amortir le choc.

— Pas trop de bobos? lancé-je au Champion.

— Quelques esquimaudes aux genoux et aux coudes, mais mon braquet est naze !

Effectivement, le vélo gît, roues voilées comme le regard d'une jouvencelle qui vient de dénicher Gamiani dans la commode de ses parents. Un fourgon « Cycles Plombier » heureusement radine, qui fend la foule des photographes. On passe un vélo neuf au Mahousse. Il l'enfourche, mais fait une épouvantable grimace vu qu'il s'agit cette fois d'un vrai vélo. Le suiveur de la maison Plombier s'empare de la bicyclette meurtrie et la porte à son véhicule. La Course reprend. On fait cinq cents mètres, mais le gros ne peut plus pédaler sur la nouvelle machine. Il a l'impression d'avoir enfourché une charrue. Ces vaches de pédales ne veulent pas s'enfoncer. Il a beau peser dessus de toute sa viande, elles résistent honteusement. Il se démoralise.

— Nom de Dieu, m'écrié-je, en oubliant les points de suspension !

Et j'écrase à bloc le champignon, laissant Bérurier sur place, aux prises avec son nouveau problème.

Pinuche rabat sa visière verte sur son visage plus vert encore.

— Qu'est-ce qu'il y a? s'inquiète le doux Chétif.

Je montre le fourgon des cycles Plombier, quelques centaines de mètres plus bas.

— C'était un coup prémédité, l'accident avec le motard.

— Tu es sûr?

— Certain.

Le type qui a donné un braquet neuf à Béru n'a pas réagi devant l'absence de pesanteur du vélo accidenté. Il a fait comme s'il avait le même poids que Vautre !

— Peut-être que, dans la précipitation?… objecte La Pinuche qui fait toujours le tour du contre avant d'entrer dans le pour.