— Penses-tu, une pareille différence de poids, ça tient du sortilège. Quelqu'un d'autre aurait saisi ce vélo, il serait tombé roide-mort de stupeur. Sans compter qu'il y a autre chose, cher Résidu.
— Quoi encore? maussade-t-il.
— Le fourgon des Cycles Plombier roule très en avant de Béru maintenant alors qu'il n'y a pas d'autre coureur de la marque en piste.
Il renverse drôlement la vape, le père Pinaud.
— Tu as raison, approuve le cher homme, accélère.
Le gars qui drive le camion de dépannage a un sérieux coup de volant, mes jolies ! Faut le voir dévaler la pente, négocier ses virages, prendre la banquette, redresser, donner la gomme. Il conduit au patin. Son différentiel surmené proteste avec des cris suraigus. Les roues bloquées soulèvent des nuages blancs.
— Il va se casser la figure, prophétise Pinuche.
Moi je songe qu'en fait, une partie du Légérium 34 est bel et bien en Suisse et qu'il suffirait qu'un de mes boudins parte en vacances pour que, dans une certaine mesure le sieur Ledvise ait réussi. Ça me met la rate au court-bouillon brusquement, cette perspective du léger incident dégénérant en catastrophe nationale. J'ai été bien léger (moi aussi) en sortant de nos frontières le vélo tricoté dans le Légérium 34. D'accord, il fallait que Béru puisse faire bonne figure dans cette étape, mais tout de même.
Le bas de la côte arrive. Nous traversons une agglomération. Des gens, des vaches nous regardent passer. Je file un coup de périscope dans le rétroviseur et ne vois plus le Gravos. Il doit être bien loin derrière… Il descend en père peinard, à la prudente, les pognes sur les manettes de frein. Finie la grande envolée qui a fait crépiter les bélinographes de l'Europe un instant auparavant.
— Attention ! tinte lance la Vieillasse, le fourgon vient de quitter la route après la fontaine, juste au carrefour…
— J'ai vu !
Un policier suisse est planté, au milieu dudit carrefour, gants blancs, haleine fraîche, leggings étincelantes, képi posé bien droit sur la tranche. Je lui indique que je veux virer à droite.
— C'est pas la route, m'avertit-il.
— C'est la mienne ! réponds-je.
Il faut fendre un flot dense d'afficionados helvètes. Mon klaxon m'y aide. Je me trouve dans un chemin paisible qui serpente entre des haies bien taillées.
— On l'a perdu, lamente Pinaud.
Je champignonne un brin… Dans une ligne droite, j'avise une caravane de camping sur le bas-côté de la route. Je la double et tressaille : le fourgon est stationné juste devant la caravane qui me le masquait.
— T'as vu? dit le Dabuche.
— Yes, monsieur, continuons mine de rien.
Je parcours deux cents mètres encore sans ralentir. Nous arrivons à hauteur d'une vaste propriété dont la grille est grande ouverte. J'entre dans la cour et je remise mon véhicule près de la maison du gardien. Le bonhomme paraît, en complet de velours côtelé, côteleux, une côtelette à la main.
— Excusez-moi, lui dis-je, je vous confie ma voiture un instant car la bougie gauche vient de passer par la boîte à vitesses, tant et si bien que le refroidisseur à eau distillée ne marche plus et que réchauffement a fait fondre mon obturateur à virole.
J'aperçois un vieux vélo appuyé contre le mur.
— Je vous emprunte votre bicyclette, mon cher ami, car il faut que je retourne au village, mais je vous dédommagerai grassement.
Il n'a pas le temps de réagir, me voilà déjà en selle. Pinaud saute sur le porte-bagages et nous rebroussons chemin.
C'est idéal pour s'approcher de la caravane sans inquiéter nos gens, avouez? Vous ne vous attendiez pas à pareille astuce, hein, mes amis? Dites-vous bien pourtant qu'avec le San-A. bien-aimé tout peut se produire.
La bécane surannée fait un bruit de girouette rouillée. Son pédalier réclame de l'huile, mais Lesieur ne lui en offre pas. On approche des deux véhicules stationnés. Un type portant une combinaison bleue sur laquelle est écrit « Cycles Plombier » fume une cigarette adossé au capot de sa tire. Il nous regarde radiner sans s'émouvoir. Je prends un petit air Ouin-ouin et mets pied à terre à sa hauteur.
— Je vous demande pardon, dis-je en étirant mon élocution, pour voir passer le Tour, c'est encore loin?
— Trois kilomètres environ, répondit-il en souriant.
Je fais mine de souffler.
— Va lui faire sa fête ! enjoins-je à Pinaud, par dessus mon épaule.
Ça se voit qu'il fut comédien, jadis, le Détritus. Pour choper l'accent vaudois il est sensas.
— Du temps qu'on est arrêté, j'épancherais bien de l'eau, dit-il.
— Profites-en, recommandé-je, c'est pas quand on sera sur la grande route que tu pourras…
Le mécano ricane. Pinuche désenjambe le porte-bagages et contourne le camion du zig. Curieux qu'on ne voie que ce bonhomme. Il n'y a personne d'autre que lui à l'horizon. La grosse Cadillac noire attelée à la caravane est déserte.
Pinaud joue magnifiquement son rôle. Parvenu de l'autre côté du véhicule, il se courbe, achève de le contourner…
Je glisse une cigarette entre mes lèvres.
— J'oserais vous demander un peu de feu? dis-je au gars.
Il tire sur sa cigarette, en secoue la cendre et l'avance vers moi. C'est le moment que choisit Pinuche pour lui filer un fumant coup de crosse sur la noix. C'est pas un hercule, Pinuche, il a des biceps comme des rayons de vélo, mais la vivacité et la précision compensent largement. Rien qu'au bruit je sais que le zig a son taf. Effectivement, il s'écroule à mes pieds, le nez dans la poussière.
Par mesure de sécurité je lui vote un coup de tatane dans le temporal. Après quoi, larguant mon vélo, je m'approche de la porte à glissière de la caravane. J'applique mon esgourde contre la paroi et j'écoute. Des gens sont à l'intérieur qui écoutent la radio. Au poste on annonce les départs d'Evian. Je comprends que cette caravane leur sert de P.C. Depuis elle, ils contrôlent le déroulement de l'étape. Les vitres étant dépolies, je ne puis mater l'intérieur, j'ignore donc combien ils sont là-dedans. Il s'agit de ne pas commettre d'imper (comme on dit chez C.C.C.).
— Alors? souffle Pinaud qui m'a rejoint.
Je lui fais signe de la boucler et de me laisser gamberger tranquillement. Si j'ouvre la porte à la volée en criant « Haut les mains tout le monde», peut-être que tout se passera bien, mais peut-être aussi que tout se passera pas très bien. Ils sont sûrement armés. Qu'un dégourdoche se jette de côté et défouraille, voilà que tout est compromis ! Et puis n'oublions pas que je suis en territoire suisse. Je n'ai d'assistance à espérer de personne. La caravane est immatriculée dans le canton de Neuchâtel ; on n'attaque pas impunément chez lui, un touriste helvétique.
— Trouve-moi des journaux et des brindilles de bois ! murmuré-je.
Le Fossile me regarde, puis comprend. Il s'éloigne tandis que, revolver au poing, je continue de monter la faction près de la porte. Pinuchet réapparaît très peu de temps après, avec un long tuyau de caoutchouc.
— C'est mieux que du bois, assure-t-il.
Il va ouvrir le bouchon d'essence de la cadillac, enfonce une extrémité de son tuyau à l'intérieur et aspire de toute la force de ses pauvres soufflets fanés. Il crache bleu avec une affreuse grimace.
— Où dois-je déverser? me demande-t-il dans un hochement de son menton en galoche.
— Sous la caravane, près de la porte, lui réponds-je du doigt. Le dialogue des Carmélites on se joue, en plus concis, en plus silencieux.
L'essence se met à glouglouter sous la caravane. Il y en a vite une large flaque qui s'étale dans la poussière blanche de la route.