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Huit pions, mes fils ! Soit les deux tiers de ses effectifs…

Béru lui en ayant primitivement secoué trois, il ne lui en reste plus qu’un, ridicule, isolé, perdu dans l’immensité à carreaux du damier, si chétif, si misérable, si délaissé, si pitoyable que mon camarade au grand cœur murmure :

— Je pousserai pas pépère dans les orties en te proposant de jouer z’avec un pion, Mec. Ton petit dernier, je te l’offre histoire de te remettre de tes vapeurs.

La Meringue ne se le fait pas répéter deux fois. Il le gobe littéralement, comme une belon chétive. Puis, sur sa lancée, il siffle les pions blancs constituant les troupes victorieuses du Gravos et que ce dernier néglige. Pendant ce temps, le Mastar déguste sa prise sous les vivats. Berthe l’embrasse et lui dénoue sa cravate en vue de la troisième partie. Alfred l’éventé avec un numéro de l’Équipe. C’est la liesse ! Les loufiats de l’Hôtel des Voyageurs et de la S.N.C.F. réunis ont alerté les populations avoisinantes. Ça radine de toutes parts : des caravaniers, des soigneurs et même un coureur insomniaque de l’équipe des « Boutons de Jarretelle Bédiglas et des Pastilles pour la toux Lanturlu » se pointent, en pyjama et en gesticulant. Ça devient houleux ! On veut le voir, l’homme qui a réussi à secouer huit pions dans la foulée au pourtant réputé La Meringue. On veut lui causer, le palper ! En prendre plein ses mirettes de cet individu d’exception. Conserver en soi son image, le recueillir, le récolter, l’apprivoiser avec sa rétine pour en stocker le souvenir et pouvoir le raconter à la postérité envahissante, dévastatrice.

Ma belle Pomme rougeoie sous les effets conjugués de la gloire et du juliénas. Il sourit finement par-dessus sa moustache en poils de cul mal torché. Il modestise à faux, l’œil mi-clos, la lippe avantageuse.

Supérieur, mais généreux dans sa supériorité. Moite de triomphe il est, Béru. Prêt à nous distribuer un signe, à nous marquer de sa gloire. Qu’est-ce qu’il fait, l’homme Choisi, l’homme Supérieur, l’homme Marqué quand les foules se prosternent à ses lattes ? Hein ? Il Bérut ! C’est ça la Grandeur ! La vraie domination. Il peut pas distribuer du matériel, ça le ravalerait, alors il virgule du Spirituel. Il agit au nom de Dieu, nom de Dieu ! Il est Mandaté. Il se sent le Droit ! Mieux : le Pouvoir. Question de fluide et de connerie. C’est lui qui a le fluide et les autres qui courbent la tronche pour morfler la décharge protectrice ! La foudre au bout de ses doigts, il lance ses ondes comme on lance des dragées aux mômes du village dans les noces campagnardes. « Prenez et frissonnez car ceci est mon Signe. » Et toutes les truffes agenouillées, ratatinées, prêtes à baiser n’importe quel anneau ou n’importe quel anus pourvu qu’il soit reconnu d’utilité biblique, entonnent l’hymne de reconnaissance, l’acte de foi. Les Credo’s men, les aspergés, les Bérus, les acceptés ! Blottis dans un giron, toujours ! Un besoin ! C’est pas abandonnable le sein maternel ! La position du fœtus en campagne, ils la conserveront toujours. Ils seront jamais finis ! Jamais ! Ils ne quittent la chair qui les a conçus que pour s’intégrer à une autre viande : celle d’un quelconque troupeau, d’une communauté, d’un club, d’un parti, d’une association ! Faut pas les laisser seuls ! Jamais ! Faut les soumettre ! Les dominer ! Les couvrir pour qu’ils prennent pas froid ! Leur donner un insigne et, s’ils sont sages, un Signe. Les Bérur de fond en comble, pour qu’ils soyent bien proprets de l’âme, bien torchés, bien torchonnés. Au bord du miracle, tout le temps, c’est ça le suspense ! Ils s’attendent tous à être miraculés à bout portant d’un instant à l’autre, à froid, à sec ! Pan ! Dans la calotte ou la culotte ! Par n’importe qui. Ils s’en foutent du pedigree de l’officiant. Les miracles, comme l’argent, n’ont pas d’odeur ! Ça explique les mages, les guérisseurs, les voyantes, les dictateurs (gens de la même famille d’arnaqueurs futés) ; ça explique tout ! Le reste aussi, ce à quoi nous ne pensons pas encore et qui déjà se mijote, s’organise, s’entraîne à Bérur, l’index et le médius allongés, les autres doigts repliés, comme pour siffler à la voyou ! C’est le même geste et ça vise au même résultat dans le fond. Et vous vous rassemblerez, tout timides, tout humides, bien certains que si le Bon Dieu nous a fait des genoux c’est pour que nous nous prosternions.

— Messieurs, fait Alfred auquel l’invention du berlingot Poursantif a donné un certain esprit dominateur, je vous invite à disputer la belle.

La Meringue bavoche des choses. Il est beurré comme une tartine, mais toutefois se déclare prêt. Il tente d’expliquer qu’il a été dérouté, cueilli à la sournoise. Il prenait Béru pour une crêpe et il s’est laissé flotter. Il faisait la planche, quoi ! Mais maintenant il va appliquer son dispositif number one, celui qui lui a valu ses plus expéditives victoires.

Les spectateurs se concertent. Béru proteste, alléguant qu’au pile ou face réglant la question de la couleur un changement en cours de partie n’a pas été envisagé. Le ton monte, on s’échauffe. C’est le patron de l’Hôtel qui trouve la solution.

Les deux adversaires se concertent. Béru objecte que le cassis est sirupeux, le patron lui rétorque qu’il se trouve à Dijon et lui promet une crème inoubliable. Vaincu, le Béru cède. La Meringue donne également son accord et la troisième partie commence. On sent, au silence, à la qualité de ce silence que ça va être de l’impitoyable, du sans-merci !

La Meringue se masse les valoches, puis se tourne vers un barman.

Sa Majesté proteste que les doppinges sont prohibés. A quoi La Meringue objecte qu’il n’empêche pas son adversaire d’en faire autant. Ce nouveau point litigieux est donc soumis à l’appréciation du jury. Je me déclare contre ainsi que Berthe et Alfred, mais tous les autres sont pour. Si bien que le chantre du biscuit Vaporetto peut écluser son jus ammoniaque. C’est un drôle de résistant, La Meringue ! Mathurin Popeye ! Le voilà dessoûlé recta. Oh ! il n’a pas un teint de pêche et y a encore de l’épais dans ses muqueuses, pourtant on le sent à nouveau lucide et disponible, galvanisé par sa cuisante défaite.

On lance une nouvelle fois la pièce. C’est à Béru d’attaquer. Maintenant, le Généreux ne joue pas à l’étourdi. Il gamberge. Le v’là qui soulève un verre de marc, le hume nostalgiquement, puis le pose sur une case noire.

La Meringue qui a étudié la parade se place en position de prise. Béru le souffle, boit le cassis et se fait piquer deux godets. Dans l’auditoire chacun retient sa respiration. Le Mastar se renfrogne. Il en a un petit coup dans les galoches, mon gros biquet, et ça ne lui facilite pas la gamberge. Il observe un moment la trogne tuméfiée de La Meringue afin de voir si les deux petits marcs n’auraient pas redémarré sa biture, mais non, l’autre demeure impavide, avec ses yeux en accent circonflexe attentifs comme ceux d’un lézard. On va vers du saignant, mes frères !

Il est évident que quelque chose de grand est en train de se rassembler, de s’édifier, de prendre vie. Le temps se démultiplie, ce qui est la manifestation suprême de l’intérêt général. On entendrait penser un gendarme. Chaque seconde pèse une tonne et fait mal aux bronches. Béru hésite entre essayer de ressoûler son vis-à-vis ou bien le prendre à la loyale. Généreux, il opte pour la seconde solution. S’il gagne cette belle, il le devra uniquement à ses capacités damières.