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Sa mère haussa les épaules et poursuivit :

— Je suis un peu inquiète de ce que nous faisons, et de ce qu’il peut bien faire.

— Il apprend à voir, dit Caitlin. Tu peux me faire confiance : c’est une activité pratiquement sans danger.

— Il faut que j’y aille, dit brusquement son père. Caitlin était furieuse. Que pouvait-il y avoir de plus important que ça ? Et en plus, c’était son anniversaire, et il était convenu qu’ils regardent un film ensemble un peu plus tard dans la journée.

— Ah oui, fit sa mère. Le Hawk…

Caitlin se redressa aussitôt. Le « Hawk », le faucon, était le surnom que sa mère avait donné à Stephen Hawking, qui était depuis 2009 titulaire émérite de la chaire de recherche du PI. Il venait une ou deux fois par an à l’Institut. Caitlin se souvint que le professeur Hawking avait organisé la veille une journée spéciale à l’intention des médias, à Toronto – elle était bien contente que sa propre petite conférence de presse ne se soit pas trouvée en concurrence avec ça ! – et qu’on devait le conduire ce matin à Waterloo dans une voiture spécialement aménagée pour lui. C’était la première visite du Hawk depuis que son père avait rejoint le PI, et c’est lui qui était censé l’accueillir.

En temps ordinaire, elle aurait sans doute demandé à son père si elle pouvait l’accompagner – mais aujourd’hui n’était pas une journée ordinaire ! Elle se demanda lequel des deux allait la passer avec le plus grand génie…

Sa mère se tourna vers elle.

— Alors, ça ne laisse plus que toi, moi, et… (elle fit un geste vers les écrans)… et lui.

Son père alla s’habiller, et Caitlin jeta un coup d’œil à sa petite chambre. Il n’y avait pas de raison particulière de rester ici pour communiquer avec Webmind, ni d’avoir une seule conversation. Caitlin en menait souvent quatre ou cinq de front sur sa messagerie, et Webmind était certainement capable de faire encore mieux. Et puis, elle savait à quel point il peut être ennuyeux de rester à ne rien faire pendant que quelqu’un pianote sur son clavier. Son amie Stacy lui avait dit que c’était insupportable même quand on pouvait voir…

Caitlin prit le notebook dont elle se servait au lycée, et elles allèrent s’installer dans le bureau de sa mère, qui avait servi de chambre au Dr Kuroda pendant son séjour.

Et une fois de plus, Caitlin fut étonnée. C’était la première fois qu’elle se trouvait dans cette pièce depuis qu’elle avait recouvré la vue, et le même étrange processus mental recommença à mesure qu’elle en identifiait les éléments : ça, c’était le bureau, et ça, la bibliothèque, et , le canapé avec ce qui avait dû être les draps dont Kuroda s’était servi, soigneusement pliés à un bout, et là-bas, c’était le grand aloès en pot que sa mère avait fait transporter d’Austin.

Caitlin se gardait bien de toute fausse modestie : elle savait qu’elle était douée, et avait de bonnes raisons de penser qu’elle apprenait à interpréter la vision beaucoup plus rapidement qu’une personne normale. C’était en partie parce que son cerveau avait un cortex visuel parfaitement développé, dont elle s’était servie pour « visualiser » le Web quand elle était aveugle. Le processus était sans doute encore facilité par le fait que ses signaux optiques étaient d’abord nettoyés et amplifiés par son œilPod avant d’être transmis à son nerf optique.

La mère de Caitlin démarra sa minitour, et Caitlin lui ouvrit un accès à sa session avec Webmind, en s’assurant encore une fois que tout serait enregistré pour la postérité. Elle s’installa alors sur le canapé et démarra une autre session sur son notebook. Elle sourit à l’idée que Webmind allait passer sa matinée à bavarder avec deux femmes encore en pyjama…

Tu dois avoir plein de questions à poser, écrivit Caitlin. Ma mère peut t’aider pour des choses… Elle s’arrêta un instant. Ce serait peut-être un manque de tact de dire « des choses que les gens âgés connaissent », et elle n’avait nullement l’intention de décrire sa mère comme une adulte et elle-même comme une gamine. Elle effaça sa phrase et recommença : Ma mère a 47 ans, comme tu le sais, et moi j’en ai maintenant 16. Tu peux lui poser des questions concernant les activités professionnelles, ou… Elle hésita encore une fois. Elle ne voulait pas parler de « sexe » s’agissant de sa mère. Elle poursuivit : … ou d’autres choses plus conformes à son âge. Mais n’hésite pas à faire appel à moi si tu penses que je peux répondre.

Merci, écrivit Webmind. En ce qui te concerne, je suis curieux d’en savoir plus sur ton expérience de la transition entre la cécité et la vision.

Tandis que Caitlin réfléchissait à sa réponse, elle jeta un coup d’œil vers sa mère, qui tapait à toute vitesse avec deux doigts.

— Qu’est-ce qu’il t’a demandé ? lui dit-elle.

Sa mère leva le nez et Caitlin essaya de déchiffrer son expression, mais c’en était une qu’elle n’avait jamais vue jusqu’ici. Elle semblait éviter de croiser le regard de Caitlin – pas de façon aussi délibérée que son père, mais c’était quand même très inhabituel chez elle.

— Hem, fit-elle. Il, heu… il m’a cherchée sur Google, parce que, comme il dit, je n’ai pas de page dans Wikipédia, et alors… (Elle hésita un instant, puis dit tout d’une traite :) Il voudrait que je lui parle de mon premier mari, et savoir pourquoi ce mariage s’est mal terminé.

La mère de Caitlin s’était mariée quand elle avait une vingtaine d’années. Le mariage avait duré deux ans, et elle en parlait rarement. En fait, quand Caitlin lui avait demandé pourquoi elle avait divorcé, elle avait simplement répondu qu’elle en avait eu assez d’avoir un nom qui ressemblait à une formule magique. « Chaque fois que je me présentais en disant Barbara Cardoba, les gens s’attendaient à me voir disparaître dans un nuage de fumée. »

Caitlin aurait bien voulu demander à sa mère ce qu’elle était en train de répondre à Webmind, mais elle s’abstint. Elle dit simplement :

— À ton avis, pourquoi veut-il savoir ça ?

— Il a dit, je cite : « L’incapacité des relations humaines à se maintenir durablement me semble un handicap particulier. Je n’ai accès qu’à des études de cas non interactives et à des récits de fiction, et je me retrouve donc avec de nombreuses questions sans réponses. »

— Hmm, fit Caitlin.

Tout bien considéré, elle préférait la question qu’il lui avait posée. Elle commença à taper : Je pense que la première chose à considérer, quand on recouvre la vue après avoir été complètement aveugle, c’est que la vision est un niveau supplémentaire de stimulation. On se sent complètement débordé de recevoir un tel flot d’informations d’un seul coup.

Elle avait encore beaucoup de choses à dire, mais le logiciel n’autorisait qu’un petit nombre de caractères par message. En général, Caitlin les comptait à mesure qu’elle écrivait pour ne pas saturer le tampon, parce que le programme n’émettait pas d’alerte sonore en cas de dépassement.

Elle appuya sur la touche Entrée, et Webmind répondit avec sa maîtrise tout récemment acquise de l’anglais tel qu’on le parle : Ha ! À qui le dis-tu !

9.

Les humains réfléchissent lentement, et agissent plus lentement encore. Il m’était difficile de converser avec Caitlin. Elle ne tapait que quelques dizaines de mots à la minute. Il lui fallait une éternité pour rédiger chacune de ses réponses, et tandis que j’attendais, mon esprit se mit de nouveau à vagabonder. Ce n’était qu’une mince consolation de pouvoir basculer et regarder ce que Barbara me disait. Je n’avais pas encore assez pour m’occuper.